Messieurs les Commissaires, rassurez-nous !
Entre ce jour de juin 95 où eut lieu l'enlèvement de Julie et Mélissa, et la remise du deuxième rapport de la commission Verwilghen, en février 98, deux ans et demi se sont écoulés. Durant cette période, et pendant celle qui a suivi, des centaines d'articles, d'ouvrages, d'émissions télévisées ou radiodiffusées nous ont submergés d'analyses et d'enquêtes. Aujourd'hui paraît un nouveau livre sur le sujet. Il est dû à la plume de Jean-François Bastin, journaliste et réalisateur de films documentaires à la RTBF, et s'intitule La dernière scène. La commission Dutroux à la télévision. C'est dire que l'auteur a pris le temps de peaufiner son travail avant de le livrer à la publication. Le résultat est à la hauteur de cette exigence. La dernière scène peut se lire selon trois axes, par niveau croissant de généralité. Premier axe : l'examen, ou plutôt le réexamen, des faits. Jean-François Bastin a analysé sur nouveaux frais l'ensemble du dossier existant, ce qui représente des centaines d'heures d'enregistrement vidéo, des milliers de pages de rapports, d'innombrables commentaires, exégèses, mémoires, etc. Il s'est en outre entretenu personnellement avec quelques-uns des principaux acteurs, les questionnant sur tel aspect particulier des débats, les invitant à faire retour sur la façon dont ils ont assumé leur rôle de commissaires. De cette masse de documents, il tire non seulement une synthèse claire et aussi objective que possible, ce qui en soi est déjà une performance, mais procède également à un véritable décryptage. Il nous fait entendre ce que nous n'avons pas entendu (parce que nous ne l'avons pas pu ou pas voulu). Il montre le côté souvent brouillon, parfois aberrant de la méthode suivie. Il débusque les contradictions, les oublis, la mauvaise foi de certains intervenants. Il souligne le paternalisme du président Verwilghen, qui admoneste, réprimande, dispense volontiers des leçons de morale ou même de langue (rappelons-nous la polémique sur le sens de l'expression « s'assassiner »), mais ne se sent pas tenu de s'excuser de ses propres erreurs. Il met en lumière l'inégalité de traitement réservé aux témoins : suspicieux et agressif envers la juge Doutrèwe, étrangement complaisant envers d'autres, notamment des gendarmes (or on sait maintenant que si l'enquête a lamentablement échoué, c'est dû pour une part à une accumulation d'incompétences individuelles, mais autant sinon davantage au cavalier seul joué par la gendarmerie dès les premiers instants de l'affaire).
Autre axe de travail : l'analyse du dispositif télévisuel. Les retransmissions de la commission Dutroux ont constitué un événement sans précédent dans l'histoire de la télévision belge, et sans doute de la télévision tout court. Des mois durant, nous avons eu le privilège de voir une commission parlementaire travailler en direct sous nos yeux, exception faite des huis clos, parfois jusqu'à des heures avancées de la nuit. Privilège exorbitant, à tous les sens du mot. Car avec le recul, il faut admettre que notre intérêt était de l'ordre de la fascination, bien plus que de la compréhension. Malgré les précautions prises par la RTBF pour filmer d'une manière neutre, loin de tout sensationnalisme, ou peut-être précisément à cause de cela, le spectacle a quand même fini par dicter sa loi à la conduite des débats. Qu'on le veuille ou non, l'image souvent l'a emporté sur la parole. Nous avons jugé les témoins sur leur apparence, leur manière de s'exprimer, leur aisance ou leur gaucherie, leur bagout ou leurs hésitations, davantage que sur leur témoignage proprement dit — mais le pouvions-nous vraiment ? Jean-François Bastin pointe du doigt cette perception décalée, nous aide à identifier ce qui n'avait fait que nous effleurer (ainsi l'assurance monolithique de l'adjudant Lesage se trouvait-elle démentie par un tout petit détail, une manière qu'avait son œil gauche de se dilater à certains moments, trahissant son émotion et peut-être l'insincérité de ses propos). On touche là au troisième aspect de l'ouvrage. La commission n'a pas seulement été un plateau de télévision, elle a été aussi une scène de théâtre. Plus précisément, de théâtre antique, celui de la tragédie. Le crime originel de Dutroux s'y est rejoué, non comme tel (il était, par nature, impensable et irreprésentable), mais sous la forme d'une cérémonie expiatoire. Si grande était la demande de réparation, si fort le besoin de réconciliation avec nous-mêmes, que la commission s'est trouvée investie d'une fonction cathartique, et que ses participants se sont transformés, nolens volens, en acteurs, en figures emblématiques. En ce sens, si le personnage de Dutroux s'est élevé à la dimension du mythe, incarnation du mal absolu qui sommeille en chacun de nous, la commission a été la cérémonie rituelle par laquelle le corps social tout entier a cherché à l'exorciser, à l'expulser de manière symbolique. Jean-François Bastin note de façon pertinente combien elle a de traits communs avec la messe, et plus généralement avec le rituel religieux : prononciation, au début de chaque séance, de paroles sacramentelles ; rôle du président, qui exhorte le témoin à proférer la vérité, à se mettre en règle avec sa conscience, comme le ferait un confesseur ; mystique du sacrifice et de la souffrance, de la communion et de la rédemption (ainsi lorsque les parents de Julie souhaitent que toute la lumière soit faite, pour qu'au moins leur fille « ne soit pas morte pour rien »), etc. L'autre scène est un ouvrage en tout point remarquable (et, on a presque honte de le dire, passionnant), où l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, de la rigueur méthodologique ou de la richesse du contenu, de la précision du regard ou de la profondeur de l'analyse. Un livre indispensable à tous ceux qui voudront comprendre « l'affaire Dutroux » elle-même, mais aussi et surtout ce qu'elle a révélé sur le fonctionnement d'une société en pleine crise d'identité.
Daniel Arnaut
Jean-François BASTIN, La dernière scène. La commission Dutroux à la télévision, Ed. Luc Pire-Arte Editions-RTBF Bruxelles, 1999