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Critiques de livres


William CLIFF
La Dodge
Editions du Rocher
coll. Anatolia
2004
106 p.

La parole au père

Qui a lu la poésie de William Cliff (et particulièrement son recueil Autobiographie) connaît assez d'éléments de sa vie pour comprendre, après quelques pages, que le narrateur de La Dodge, son se­cond roman, est son propre père. D'ailleurs, les guillemets ouvrant presque chaque para­graphe attirent l'attention sur le caractère indirect du texte : vers la fin du livre, un paragraphe entre parenthèses indique claire­ment que la parole ici rapportée est em­pruntée à autrui : Ainsi parlait-il pour au­tant que je m'en souvienne en sont les premiers mots.

« Second roman », disais-je par commodité. Mais La Dodge est plutôt un récit, c'est-à-dire que les événements sont dits sans être montrés : l'existence de celui qui parle est racontée à grands traits et résumée en 106 pages. Ce récit repose sur deux axes princi­paux : les souvenirs liés à la Seconde Guerre mondiale et à l'occupation allemande d'une part et, d'autre part, l'évocation des ambi­tions du narrateur.

Le premier axe est sans doute le moins inté­ressant car le plus banal. Cliff semble vouloir ici sauver de l'oubli à la fois quelques pans de la geste familiale et quelques caractéristiques d'une époque qui, à bien des égards, est à des années-lumière de la nôtre. Il participe ainsi à un vaste mouvement contemporain décrit par le philosophe Pierre Nora : la tendance à la remémoration et à la commémoration. La mémoire n'y sert plus, comme autrefois, à transmettre des traditions, des savoir-faire et des savoirs utiles, elle est transformée en un lieu d'archives infini. Le parti pris de Cliff est très clair sur ce point : il s'adresse à un lecteur ignorant presque tout de la Seconde Guerre et de ses circonstances.

Le deuxième point de vue concerne la per­sonnalité du narrateur et son désir insa­tiable d'expansion, que concrétisent sa réus­site professionnelle et, surtout, le nombre sans cesse croissant de ses enfants. À travers ce discours rapporté, Cliff brosse un por­trait très ambigu de son père, qui tranche avec l'esprit, par définition laudatif, de la commémoration. Le narrateur n'est pas sympathique, c'est le moins que l'on puisse dire. Il est souvent haineux, de sorte que, dans ses meilleures pages, ce récit rappelle un peu Thomas Bernhard, avec ses répéti­tions et ses obsessions. Aussi le lecteur se trouve-t-il dans une situation plutôt inconfortable (et par là même intéressante) : non seulement le pro­cédé qui consiste à faire parler ainsi le père est étrange, presque incestueux, mais en plus, l'exhibition de sa froideur et de son égocentrisme est productrice d'une espèce de malaise. La tension est à son comble quand l'on reconnaît, parmi la cohorte des enfants, le petit William. Celui-ci, pas plus que ses frères et sœurs, n'est nommé, mais il est désigné par l'année de sa naissance : 1940, date connue de ses lecteurs, notam­ment grâce à l'un des premiers vers d’Auto­biographie. Or, le narrateur n'est pas tendre à l'égard de son quatrième fils : « Cet enfant me parut bizarre : trop calme, trop ren­fermé », dit-il entre autres. Néanmoins, l'on sent poindre ça et là une sorte d'admiration de la part du poète vis-à-vis de son père. Les premières lignes met­tent en exergue son désir d'expansion démiurgique et sa volonté de se reproduire abondamment. On sait qu'il s'agit d'une des obsessions de la poésie autobiogra­phique de Cliff, qui à plus d'une reprise se plaint amèrement de ne pas avoir de des­cendant. Ce n'est pas tellement l'absence d'enfants autour de lui qui le fait souffrir, mais le simple fait de se dérober à une sorte de devoir de procréation. « Les enfants dé­voraient l'attention des adultes / dont cer­tains faute d'en avoir souffraient tout bas / pour ne pas montrer leur malheur car ici-bas / tout est désastre à ceux qui n'ont pro­géniture » lit-on, par exemple, dans Fêtes nationales (1992). Là réside sans doute l'in­téressant malaise provoqué par ce récit au style mi-oral, mi-littéraire : dans cette prise de parole paradoxale à travers laquelle un fils sans enfants se substitue à son père.

Laurent Demoulin