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Critiques de livres


Jean TORDEUR
Conservateur des charges et autres poèmes
La Différence
Coll. Clepsydre
Paris
2000
300 p.

Critique et poète

Jean Tordeur, Secrétaire perpétuel hono­raire de l'Académie, n'avait plus fait pa­raître d'ouvrages depuis 1964. Il se rat­trape en publiant en même temps deux livres : L'air des lettres, recueil de critiques littéraires parues dans Le Soir durant les an­nées 80 et Conservateur des charges, qui re­groupe l'ensemble des poèmes, publiés ou inédits, qu'il a écrits entre 1944 et 1990. Nombre d'auteurs s'adonnent à la critique pour mieux parler d'eux-mêmes, de leur projet littéraire, en analysant autrui. Rien de tel chez Tordeur. Quand il s'intéresse aux autres poètes, c'est pour essayer de défi­nir au mieux leur parcours et non le sien. Ses goûts sont d'ailleurs si larges qu'il serait impossible de voir un art poétique à travers ses coups de cœur : il aime autant Michaux que Bauchau, Moreau que Yourcenar, Wouters que Norge... Les deux activités sont donc tout à fait distinctes et l'on pourrait croire, en lisant ces deux livres l'un après l'autre, qu'ils ont été rédigés par deux personnes différentes. Si l'écriture des articles est aussi soignée que celle des poèmes, le style est tout autre. Le cri­tique choisit un phrasé clair et syn­thétique, là où le poète emploie une langue, certes classique, mais pleine de charmes mystérieux, de références et d'échos. Alors que le premier aime à deviner l'homme sous l'œuvre et s'intéresse volontiers aux grandes lignes d'une biographie, le second ne dévoile pas sa personnalité et com­pose des vers symbolistes, parfois mé­taphysiques, jamais impudiques. Seule passerelle évidente entre les deux recueils : une phrase de René Daumal, que le critique cite dans un article et que le poète met en exergue d'un recueil.


Jean TORDEUR
L'air des lettres
Académie royale de langue et de littérature françaises
coll. Histoire littéraire
Bruxelles
2000
332 p.

Parlons donc de ces livres séparément. L'air des lettres est tout entier composé d'enthou­siasmes de lecture. Jean Tordeur n'était pas prisonnier de l'actualité et son intérêt le portait vers de nombreux genres littéraires. Il s'écartait parfois du domaine franco-belge pour s'aventurer au loin, par exemple en Chine. Il s'agissait à chaque fois d'appels à la découverte plus que d'analyses détaillées et le livre qui les recueille donnera à ceux qui l'ouvriront l'envie d'en ouvrir de nom­breux autres.

Malgré la grande distance qui sépare le pre­mier et le dernier poème, Conservateur des charges jouit d'une grande unité. Avec le temps, Jean Tordeur s'est quelque peu écarté de la prosodie classique. Mais ses grandes préoccupations sont demeurées les mêmes. Et si de nombreux sujets sont abor­dés, l'un d'eux surplombe tous les autres dès les textes de jeunesse : la mort. Dieu, la religion, le sacré et les références bibliques nourrissent la méditation poé­tique de Tordeur, mais ces éléments ne le poussent pas à tracer une géographie balisée de l'au-delà. C'est principalement dans ses rapports à la vie et à la condition humaine sur terre que la mort l'inspire. Le thème de l'au-delà proprement dit, de ce qui suivrait l'existence, n'est abordé que de manière el­liptique à travers le personnage de Lazare. Celui-ci se fait prier avant de quitter le royaume des morts et ne semble pas pressé de retrouver sa carapace de vivant... Quant aux liens unissant la mort à la vie, Jean Tor­deur les débusque volontiers en inversant les clichés. Ainsi, le printemps ou l'enfant à naître sont de sinistres augures : « Si pour vous, bois feuillus, chaque feuille est vieillesse, / je compte dans mon fils les ans qui me délaissent / et je le vois portant les signes de mon deuil. / Conçu, le fruit prépare une sa­veur amère : / l'enfant encore enclos au ventre de sa mère / écoute cette chair s'assembler en cercueil. », écrivait-il dans un recueil paru en 1949. Ce n'est donc pas en fonction d'une promesse de paradis que la mort semble être le but de la vie selon Tordeur, mais sim­plement par la grâce d'une méditation qui se voudrait infinie : « toute la mort pour oublier la vie / rien qu'une vie à méditer la mort. » notait-il de manière emblématique en 1964.

Laurent Demoulin