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Critiques de livres


Alain BERTRAND
La lumière des polders
Paris
Arléa
coll. 1er mille
2003
120 p.

Bol d'air

Tenter de m'atteler à la lecture dans la fournaise d'une ville du nord de l'Italie n'aura pas été le moindre de mes efforts de l'été. Aplati sur le lit d'une chambre d'ami par ce que les Italiens appel­lent « l'afa » (prononcer le « f » en se lais­sant choir sur le lit en question), et qui n'est rien d'autre que cette chaleur étourdis­sante, de laquelle les murs des immeubles du centre ville de Turin, malgré leur impo­sante épaisseur, ne protègent pas. Dehors pas un nuage, mais une humidité qui de tôt matin à minuit pénètre tout, jusqu'au ma­telas sur lequel je tente d'éviter des heures durant tout effort physique, croyant par là atténuer le jaillissement des sueurs. Peine perdue, l'écrasement est tel qu'un simple basculement du corps d'un côté vers l'autre provoque un ruissellement sans fin ; à transpirer de la sorte, j'ai l'impression d'être en partie responsable de l'élévation du taux d'humidité de ces derniers jours. De l'air, de l'air, j'ouvre portes et fenêtres, mais l'air, ici, ça ne se fabrique pas ! En dépit des sourires sardoniques que l'on ne manque pas de me jeter, je suis de ceux qui prétendent que là où les savantes com­binaisons d'ouvertures échouent lamenta­blement, la littérature parfois aboutit. Ainsi de nombreuses pages de La lumière des pol­ders d'Alain Bertrand propagent une brise légère en prose, brise assez forte tout de même pour balayer de son frou-frou, mélo­dieux comme le va-et-vient des vagues, les conditions météorologiques inhumaines de mon août italien. En six variations autour du pays plat, ce petit livre parvient à créer un temps et un espace favorables à sa pro­pre dégustation : la chambre d'ami prend des allures de plaine ouverte, un microclimat s'installe, qui atomise une bruine bien­faisante sur le lit, et je me retrouve à cali­fourchon sur un coussin bicyclette, à péda­ler gentiment le long d'interminables routes rectilignes, paysage et ambiance garantis, dénomination d'origine contrôlée. Ainsi le lecteur apaisé que je suis se lance-t-il à la découverte de ces lieux magiques, ac­compagné par l'auteur et une poignée de personnages pour le moins pittoresques : un critique à crinière de lion, une jeune flan­drienne aux jambes fuselées par la pratique assidue du vélo, une pharmacienne amou­reuse et angoissée par un malencontreux échange de médicaments, tout un petit monde qui valse et se précipite sans hâte à ce qu'Alain Bertrand appelle, avec Gaston Compère, les noces de la terre, du ciel et du vent. Se noue avec chacune de ces créatures un dialogue portant sur la nature intime des polders, dialogue auquel une pratique assi­due de la densité confère des accents poé­tiques. Aussi ne bouderai-je pas mon plai­sir : ce petit livre précieux, réfléchi, soigné, j'en relis en ce moment les premiers cha­pitres, ouvert à cette légère brise en prose, à sa douce mélancolie qui dès les premières pages rafraîchit.

Pascal Leclercq