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Critiques de livres

Caroline Lamarche
Karl et Lola
Paris
Gallimard
2007
158 p.

La couleur ne manque pas à Jonagold et Gala
par Jeannine Paque
Le Carnet et les Instants n° 147

«Un fleuve, une fabrique, la canicule, deux pommes pourries, deux miroirs…» Une manière de définition qu'on peut lire sur la quatrième de couverture du dernier roman de Caroline Lamarche, Karl et Lola. Cette énumération pourrait résumer ou projeter en abyme la totalité du texte qui se présente comme une suite de chapitres numérotés et titrés, rédigés au présent, dont la juxtaposition donne une impression d'immédiateté. Pas d'enchaînement causal apparent entre ces chapitres et, à peine suggérée, une succession d'épisodes auxquels le lecteur va adhérer progressivement comme s'il assistait en personne à la rédaction de ce qui se révélera une histoire. «C'est l'histoire d'un frère et d'une sœur…», dit encore la quatrième. En réalité cette histoire n'atteint son unité qu'avec la dernière page ou avec le premier pas hors du présent. Simplement nommés, Karl et Lola forment dès le titre un couple, chaste en principe et dans les mots. Quant au reste, il appartient au non-dit, au secret, ou à l'imagination du lecteur. Vaguement pourvus d'une origine, dotés d'une famille, environnés de quelques figures lointaines, ces personnages ne comptent guère que pour eux-mêmes, en train de cheminer dans un présent qu'ils vivent en totale interdépendance, avec «l'instinct d'être ce qu'ils sont, c'est-à-dire rien… rien que ce rien…». On connaît le mot de Flaubert et sa fortune : combien d'histoires «de rien» ou sur rien, pourtant immortelles, sans épiloguer en outre sur le rôle du nouveau roman. Qu'on ne s'y trompe pas, il y a rien et rien. Ici, ce sera rien et beaucoup, comme cette coquetterie des pommes sur la table de chevet, des miroirs en regard, qui serait pur divertissement s'il ne s'agissait que de décoration. Or le rien, chez Caroline Lamarche, c'est précisément tout : dans la vie de ces adolescents, énoncée sans émotion apparente et sous ce ton égal, on devine une densité sourde. Les signes les plus ténus mettent le monde en question, comme les pommes trop belles désignent la production intensive, les manipulations génétiques, le règne du profit, le capitalisme triomphant, qui sait encore?

Mais le devant de la scène est massivement occupé par Karl et Lola, noms qui pourraient s'écrire en un seul mot comme ils se disent en un seul souffle. Outre les jeux et le monde secret de l'enfance, ils symbolisent l'attachement le plus fort, le lien inégalable, constituent l'unité que d'autres peuvent contourner en vain, ce sera sans dommage. La fratrie serait-elle le couple idéal, la possible confusion originelle des individualités, des sexes, des habitus? Cette plongée dans le monde intérieur d'une telle relation n'est pas sans rappeler le rapport fusionnel de la soumise et du maître que nous a donné à lire le précédent roman de Lamarche :les gifles, les fessées et plus encore la demande, le plaisir de la « soumise» fustigée l'évoquent un peu, alors que l'intimité du «maître» reste mystérieuse. Mais Lola est d'abord «ce que le monde en fait», nous dit l'auteure. Le monde, et non plus seulement la famille. Le monde en effet constitue l'arrière-fable du roman, qu'évoque soit le corps sombre d'une poésie de ruines, de délabrement, délabrement, soit l'inventaire compassionnel des malheurs et des misères, d'où surgit une esthétique noire ou bruissante selon le paysage. On est finalement loin du «rien» annoncé. Le tout se réintroduit de biais mais en force. Ce monde qui fait mourir « trente fois par jour », dont seuls l'agressivité et l'humour défendent, quand les artistes ou les politiques ne sont pas plus efficaces que d'innocents gnous ou mandrills, est encore vivant. À côté de dénonciations sérieuses ou réalistes et au travers de scènes de violence, clivées ou clichées, perce un second degré qui est une innovation de ce dernier livre. Le lecteur peut décider et opter pour le rire, parfois dans des circonstances amères. Le chapitre 22, «Chez Ikéa», est un véritable morceau de choix, hilarant, plein de jeux sur les antiphrases, l'humour d' entre-deux, d'ironie et de provocation. Il en est de même du dernier épisode, joyeux dans un autre genre. Avec ce thème inédit, et dans cet énoncé plus distant que dans les textes antérieurs, Lamarche dévoile paradoxalement un peu plus de cet univers étrange qu'elle habite et qui tranche avec le monde clair et rassurant des autres.