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Critiques de livres

Werner Lambersy
Coïmbra
Reims
Éd. Bernard Dumerchez
2005
71 pages

Quand la poésie reprendra sa force
par Laurent Demoulin
Le Carnet et les Instants n° 142

De Coïmbra, le nouveau livre de Werner Lambersy, il faut d'abord souligner le souffle puissant, continu, hugolien : malgré les épigraphes qui en interrompent parfois le flux, il est composé d'un seul et unique poème couvrant septante pages sans ralentir son rythme. Composés de vers libres que souligne de temps à autre une rime ou une assonance, ce poème est scandé par des formules qui réapparaissent en alternance à des cadences diverses : «et qui dira ce que…», «Déjà», «c'était au temps», «Coïmbra descendait la colline»… À la faveur de ces reprises, différents motifs poétiques et de nombreuses métaphores s'entrelacent très habilement, de manière à laisser le lecteur dans une sorte de temps suspendu, un long prélude à une action qui ne se produira jamais. L'emploi systématique de l'indicatif imparfait renforce cette impression d'attente, de pression sourde, de suspend (et peut-être de suspens).

Quels sont les motifs qui s'entrecroisent au gré des vers ? Ils sont de deux types. Les uns réfèrent à un passé mythique, voire mythologique, renvoyant à la Grèce antique : Orphée et Eurydice, aède, anciens, groupes homériques, Eros, Aphrodite… les autres au monde contemporain, dont le matérialisme prosaïque, marchand et inégalitaire est ici dénoncé froidement : «Le monde était coté en bourse», «Le monde était en guerre / Pour le partage inégal des profits», «Et partout des hommes sans papiers / Mouraient de n'être rien / Ni personne à qui donner du travail / On vendait des usines comme on allait / Aux putes sans plus s'en occuper», «Et l'homme comptait pour peu / Dans le nombre d'étoiles / D'insectes et d'ondes invisibles / Qui le traversent comme de l'eau»… À cela s'ajoute la présence de la ville portugaise, Coïmbra, qui est ici à la fois personnifiée et décrite dans ses détails. Et, en arrière-fond, l'histoire récente, les guerres et les génocides du XXe siècle, évoqués hardiment çà et là : Hiroshima se trouve dans une énumération aux côtés de Babel, Ilion et Tchernobil ; dans une comparaison il est question, néologisme monstrueux, des enfants «qu'on napalme» ; enfin, citons sans le commenter ce passage qui mêle le thème de la Shoah à celui de la poésie : «On ne voulait pas voir le verbe / En rescapé des camps / Ni un poème / Ouvrir ses ailes dans la nuit / Des génocides / Sur la parole tombaient / Les défoliants de la raison finale».

Dans ce décor et ce contexte tendu, qu'est-ce qui fait l'objet d'une attente? Répondre à cette question équivaut à interpréter le texte, car celui-ci, sans être obscur, veut sans doute préserver une part de son mystère. Mais le dernier passage que nous venons de citer nous met sur la voie : l'attente concerne ni plus ni moins que le réveil de la poésie (ici nommée «le chant») et du poète (qui prend à Coïmbra le nom d'Orphée). Werner Lambersy part d'un constat souvent répété dans le texte : «Le chant s'était tu». Sans doute peut-on établir un lien entre ce silence et les évocations, d'une part, du matérialisme néo-libéral et, d'autre part, des horreurs du XXe siècle : Lambersy, par bonheur, ne fait que suggérer ce lien. Mais tout espoir n'est pas perdu car des poches de résistance subsistent. Elles sont évoquées dès la première page : la mort du chant n'a pas d'importance «Sauf chez quelques-uns peut-être / Pour qui les mots / Restaient insupportablement vides». Plus loin, les tags apparaissent comme des traces du chant. Enfin, à la fin du texte, par un tour de force, Werner Lambersy change la donne. Alors que l'action attendue n'a pas eu lieu, que l'on demeure dans le suspend de l'imparfait, le tableau se fait moins désespérant. Un «nous» survient qui se permet de croire («Nous étions là mon amour parmi ceux / Qui ont le poème dans la peau») et qui déclare à propos du chant : «On savait qu'il reprendrait sa force».

Souffle hugolien, disais-je en commençant ce compte rendu : Werner Lambersy m'a fait en effet songer à Victor Hugo, ce grand poète si souvent rejeté par la modernité, qui osait une poésie du tout, abordant de vastes sujets, faisant marcher l'histoire et la politique au rythme de ses alexandrins et adoptant une posture de prophète… Werner Lambersy en Hugo d'aujourd'hui ? Relevons tout de même une différence de taille : ce dernier avait la naïveté de croire en son rôle, tandis qu'au détour d'une strophe, l'autre se peint en termes peu flatteurs : «Celui qui là-dessus écrirait / Aurait l'air d'une vache / Qu'on aurait oublié de traire / Et qui beugle dans les champs». Soit. Mais ajoutons alors que son meuglement est lui aussi un chant et qu'il mérite d'être écouté.