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Critiques de livres


Georges THINÈS
L'amour aveugle
Pré aux Sources
Editions Bernard Gilson
1993
135 p.

Etrange, naturellement

Les recueils de nouvelles font rare­ment les succès de librairie. On le regrettera sans doute, même si on peut le comprendre. A l'encontre du roman, la nouvelle bouscule les habitudes paresseuses de lecture, la brièveté impli­quant que le récit se close avant que l'on ait eu le temps d'y prendre ses marques. Litté­rature « en suspens », elle répond à une soif de lire toute en attente, inquiète et ouverte à la pluralité du sens. Aussi n'est-il pas étonnant que le genre soit l'un des plus pro­pices à la veine fantastique, ou du moins à l'étrange. Ainsi de cet Amour aveugle que nous donne aujourd'hui Georges Thinès, écrivain de longue date (romans, poésie, théâtre, nouvelles), philosophe, essayiste, mélomane et scientifique renommé. Relevons tout de suite ce qui pourrait pa­raître, à première, vue un paradoxe. Com­ment un intellectuel, un homme de sciences aguerri aux méthodes les plus rigoureuses de pensée peut-il ainsi laisser libre cours à l'irrationnel ? Pure échappatoire ? Ou bien n'est-ce pas plutôt que ce regard aiguisé, en évitant tout court-circuit impressionniste, est le plus apte à surprendre les moindres failles de la réalité dans lesquelles notre imaginaire ne demande qu'à s'engouffrer ? L'écriture même de Georges Thinès reflète, inégalement, ces deux aspects. Contrôlée, ciselée, voire froide dans son émotion très surveillée, il lui arrive de s'emballer, ça et là, en des élans paroxystiques qui détonnent sur l'ensemble, sans parvenir toutefois à convaincre. En revanche, on trouve des bonheurs d'expression plus discrets, qui tant mouche au détour d'une phrase, comme cette vieille fragile « à l'allure d'un petit dôme de verdure ». Ce n'est pas autrement que surgit l'étrange, sans tapage, presque « naturellement ». Ainsi de cette « Forêt de Babel » où pousse mystérieuse­ment une tour bientôt en ruines, ou de ce vitrail, dans « La chambre interdite », dont les contours absorbent le réel. Si toutes les nouvelles du recueil ne relèvent pas, stricto senso, du fantastique, elles invi­tent cependant à une double lecture de la réalité : celle du monde objectivement descriptible et celle des images fantasmatiques que nous y projetons. Regroupées sous les titres évocateurs d'« Inutiles alertes», « Vi­sites imprudentes » et « Atteintes mémo­rables », elles insinuent que le décalage entre ces deux visions n'est pas irrémédiable mais que leur superposition, même fugitive, ouvre une brèche dans l'univers énigmatique et fascinant d'un grand soir où «la terre (...) sera enfin réconciliée avec le ciel, son miroir désormais véritable ».

Dominique CRAHAY