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Critiques de livres


Michel MEYER
Langage et littérature
P.U.F.
collection « L'interrogation philosophique »
1992
Traduit de l'anglais par Alain Lempereur et l'auteur
264 p.

La littérature répond à vos questions

Avec Langage et littérature, la problématologie fait son entrée dans la ronde des théories littéraires ; elle propose une analyse extrêmement originale, autant que rigoureuse et pertinente, de ce que la littérature, en son être de langage, signifie. Michel Meyer, qui en est le promo­teur, est professeur à l'ULB et jouit d'une re­nommée internationale assurée. Il a déve­loppé la théorie problématologique dans un ouvrage antérieur publié chez Mardaga (De la problématologie, 1986), et depuis, on la re­trouve à l'état de méthode et de grille de lec­ture dans à peu près tous ses ouvrages, qu'ils traitent de métaphysique, des passions, ou, dans le cas présent, de la littérature. Grosso modo, cette problématologie fait l'hypothèse que le langage nous sert à expri­mer des problèmes et à proposer des solu­tions. Elle consiste alors à suspendre les ré­ponses pour en détacher la signification, laquelle n'est jamais donnée automatique­ment. La problématologie est donc une mé­thodologie du questionnement qui, à la base des sciences et du langage, relève d'eux ce qui est, ou a été, problématique. Dans cette perspective, on peut considérer que la littérature apporte des réponses. Mais ces réponses constituent des textes auxquels n'est rattachée aucune question explicite. A quelles questions, secrètes ou latentes, ren­voient-ils alors ? A celles suscitées par l'idéologie (au sens large du terme), répond Michel Meyer. La littérature exemplifie par des cas particuliers, autocontextualisés (et en cela, fictionnels), des réponses que l'idéologie ne peut apporter puisqu'elle même se doit, par définition, d'apparaître comme non problématique. La littérature selon Meyer a donc pour fonction de ren­forcer la cohésion ou de dénoncer les manques des idéologies, en exposant des problématiques propres, qui sont rhéto­riques.

Don Quichotte, par exemple, premier des romans, met déjà en scène la relation entre littérature et idéologie. La fermeture est la propriété essentielle de l'idéologie, aucun défi ne peut l'atteindre ; l'univers mental de Don Quichotte est régi de la même façon. Le roman pose ainsi des questions (des obs­tacles) auxquels le chevalier se contente de répondre, sans prêter d'attention à la ques­tion, malgré que Sancho s'évertue à lui montrer qu'il ne combat que des moulins à vent. Comme l'idéologie, Don Quichotte plie la réalité à sa volonté et ne souffre pas que les questions résistent à ses réponses toujours déjà données. Comme elle, il n'a qu'une idée en tête : tenir, le plus long­temps possible, avant de rompre sous le poids des contradictions et des manques. « Le personnage de Quichotte met l'accent sur le fait que la littérature est finalement le seul moyen efficace de mettre en question l'idéolo­gie : l'œuvre de Cervantes montre comment une fermeture idéologique peut être dévoilée comme idéologique et se révéler inadéquate au bout d'un temps. »

Du même coup, voici réglées les impos­sibles questions de la textualité, de la fictionnalité et de la littérarité. Car dès lors que l'on joue sur l'implicite, le sens du texte, de la fiction et de la littérature, ex­primé en une question, est ailleurs que dans le langage qui s'explicite à travers eux. Pour cerner les limites des textes, il ne s'agira plus de calculer le nombre de phrases, ni de rechercher une cohésion logique, dont le plus petit dénominateur commun est im­possible à trouver, mais de statuer sur les questions auxquelles ils renvoient. Celle de Don Quichotte, par exemple, n'a pas forcé­ment à voir avec l'Espagne du XVIIe siècle, mais peut consister justement en une inter­rogation sur le rôle de la littérature. Du reste, il est possible de poser d'autres questions à la base de l’œuvre de Cervantès. Dans l'optique problématologique, le lec­teur garde toute liberté, car c'est à lui qu'in­combé le loisir de reformer le sens de l'œuvre, en produisant une question, certes engagée dans l'œuvre, mais non dite far elle.

L'ouvrage de Michel Meyer poursuit sur ce jeu de questions-réponses, exaltant et verti­gineux tout à la fois. A celles qu'il pose et propose, on voudrait en ajouter d'autres que son ouvrage suscite. Car la philosophie de la littérature consiste précisément en son interrogation. Mais ces questions-là n'inté­resseraient que le lecteur qui les formule. N'était-ce pas déjà là tout l'enseignement de Socrate ?

On se permettra d'en poser tout de même une : pourquoi l'ouvrage a-t-il d'abord paru en anglais ? Le français ne suffirait-il plus aux intellectuels belges comme langue de culture ? En guise de réponse, la réputation anglo-saxonne de cet essai fait de sa « tra­duction » un événement. Ne le ratez pas.

Sémir BADIR