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Critiques de livres


Luc LERUTH
La 4e note
Paris
Gallimard
2001
234 p.

Hanté, Leruth !

Rome. Juin 1914. Le professeur Alessandro Moreschi, castrat, soprano soliste et chef des chœurs de la cha­pelle Sixtine, rédige depuis deux ans une encyclopédie : Le castratisme et l'Eglise. Son manuscrit vient de lui être dérobé, en même temps que des copies de la partition du Miserere d'Allegri, à laquelle personne, d'ordinaire, n'a accès. Pourquoi un tel secret ? Quelqu'un, au Vatican, aurait-il suc­combé à l'appât du gain ? Il ne reste plus à Moreschi qu'à écrire une autre œuvre : non plus l'Histoire des cas­trats, mais sa propre histoire ; n'est-il pas, avec son compagnon Sebastiano, le seul cas­trat de la Sixtine, tous les autres ayant été éliminés ? Stendhal eût été satisfait : écou­tant leurs chants en 1817, il avait comparé leurs voix à « celles de chapons enroués. » Mais quelle fatigue d'écrire ! Pourquoi ne pas enregistrer ses souvenirs ? Voilà l'ori­gine des 25 cylindres de cire qui auraient été retrouvés, en même temps qu'un graphophone (l'appellation « gramophone » constituerait « un abus de langage1 »), par Luc Leruth2, mathématicien d'origine bel­ge, chez un bouquiniste lyonnais. Autoportrait donc (fidèle ? Moreschi avoue être souvent tenté d'y offrir son meilleur profil) d'un castrat. Né pauvre dans un vil­lage des monts Albains, il chante adorablement : « J'ai rarement entendu de voix aussi pure. Et dire qu'elle va disparaître dans quelques courtes années. N'est-ce pas re­grettable ? [...] Même si la barbarie de l'acte me répugne, il faut reconnaître que lorsque des voix telles que celle-ci [...] sont conservées jusqu'à l'âge adulte, avec en plus la maturité et la puissance que seules appor­tent les années... [...] Sa Sainteté ne tient pas absolument à préserver ces merveilles mais, dans sa grande bonté, il souhaite venir en aide aux pauvres enfants qui ont été vic­times d'accidents. Si je vous disais qu'un de mes proches a été attaqué par un verrat. On a dû l'opérer ».

Parce que la pauvreté « est un crime qui pousse à en commettre d'autres », un coif­feur opéra Alessandro sans qu'il ait été agressé par un verrat vorace. L'amour filial du gamin en fut du coup émasculé ; quand plus tard son père lui quémandera de l'ar­gent, il videra de ses pièces la bourse qui les contient : « Je lui ai tendu la bourse, vide, et j'ai dit [...] : Mais certainement, cher père, et je vais vous payer au moyen de la même monnaie que la vôtre... ». Ce roman est impitoyable : envers des audi­teurs goguenards et graveleux qui considè­rent le castrat comme un animal de zoo ; envers l'Église qui n'en finit pas de réviser les passages de la Bible qu'elle trouve perni­cieux ; envers des cardinaux hantés de pen­sées impures à écouter des chants féminins ; envers le Deutéronome qui chasse du paradis « l'homme dont les testicules sont écrasés ou la verge coupée... ». Ce roman est truculent : quand il montre Casanova épris d'un très joli castrat ; quand il traite de l'inventif usage des olives par des eunuques turcs et chinois à la recherche du plaisir perdu. Ce roman est émouvant : la nuit où une jeune Lyonnaise apprit à Ales­sandro à l'aimer (« Elle était douce avec moi comme j'étais doux avec elle ») ne laisse en rien présager la cruauté avec laquelle elle le traitera plus tard. Aussi ce roman est-il dou­loureux : « L'homme n'est pas fait pour vivre sans testicules, même s'il ne s'en sert pas activement ».

Enfin, dès son titre, ce roman est énigmatique ; le prière d'insérer ne se réfère pas à la quatrième note et cette appellation n'ap­paraît au lecteur qu'à la page 6l. Et pour­tant, le castrat est hanté par cette quatrième note ; son historiographe de même : voir le titre de cet article.

Pol Charles 

1.  Ce que ne confirme pas le Dictionnaire histo­rique de la langue française d'Alain Rey...

2.  Dont c'est le premier roman, d'une écriture un peu trop neutre à mon goût - ce qui est dommage dans un ouvrage que sa bande-an­nonce présente comme un « périple baroque à la Sixtine ».