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Critiques de livres


Anne-Marie LA FERE
La renarde, autoportrait
Luce Wilquin
1999
296 p.

Le piège de la renarde

Son premier roman, Le semainier, dédié à Emmanuel Bove et publié sous les couleurs de Jacques Antoine en 1982, se penchait déjà sur l'indéchiffrable secret qu'un être emporte avec lui et qui révèle à ceux qui interrogent son souvenir, moins son vrai visage que le leur. Le deuxième, Aux six jeunes hommes, paru en 1988 chez Calmann-Lévy, nous faisait vivre une intrigue joliment enlevée, au rythme d'un restaurant champêtre ainsi ap­pelé, et de sa figure de proue, Victoire la bien nommée, le cœur ardent mais les pieds sur terre.
Quelque dix ans après, Anne-Marie La Fère, dont on n'a pas oublié les chroniques littéraires sur les ondes de la RTBF, renoue avec la fiction dans La renarde, autoportrait. Le choix du titre était périlleux. La renarde n'appartient-elle pas à la grande Mary Webb d'abord, à David Garnett ensuite, auteur du fascinant conte La femme changée en renard ? Anne-Marie La Fère a relevé le défi, avec une habilité et un sens du rebondissement qui nous tiennent en haleine au long de ces trois cents pages menées à vive et joyeuse al­lure.

Qui est la Renarde ? Une photographe, Hen­riette Marchai, célèbre pour ses étonnants autoportraits, morte à 63 ans, solitaire et presque aveugle. Autoportraits qu'elle a construits chacun comme une histoire en raccourci, à la croisée du rêve et de la réalité ; un aveu déguisé, qui la livre et la masque à la fois. Tour à tour expressionnistes. Enigmatiques. Poétiques, tel celui où le visage s'ef­face derrière un envol d'oiseaux, à la manière d'Arcimboldo. Inquiétants, comme celui à la tête de mort sur fond d'île en fleurs. Rayon­nant d'une fraîcheur espiègle, comme celui aux cerises. Tragique, lorsque nous fait face son visage meurtri, torturé. Une jeune historienne de l'art lui consacre sa thèse avec pour dessein — bientôt pour obsession — de débusquer l'intime vérité de la Renarde sous son art de la mise en scène, son goût de la mystification. Elle s'élance impétueusement sur les traces de son héroïne, traquant toutes les étin­celles de vie encore frémissantes dans les lieux qu'elle habita, les lettres et notes qu'elle écrivit, les témoignages de proches, amis, collectionneurs et marchands d'art... L'enquête commence à Bruxelles. Se pour­suit sous le ciel changeant d'Irlande, dans des galeries de Paris et jusqu'aux Etats-Unis. Se fourvoie de fausse piste en trompe-l'œil. Vire au vertige.
Chemin balisé de silhouette d'écrivains chers à l'auteur : Georges Perros, William Cliff et son ironique désespérance, Gaston Compère. Jalonné de rencontres, d'émo­tions, de plaisirs et de doutes. Hanté par un dialogue lancinant avec cette absente si pré­sente, qui ressemble parfois à un duel : Ah ! Renarde, tu n'auras pas ma vie, tu n'auras qu'un texte, des mots aplatis sur le papier, de petits signes sans consistance ! Car la narra­trice a su déjouer une des pires ruses de cette amie-ennemie : feindre de montrer le dedans à travers le dehors et rester masquée pour l'éternité. Et devine que la Renarde n'a pas cessé de tourner autour d'elle-même afin de nous égarer.

A mesure que les fiches s'accumulent, le fil qui devrait les relier se dérobe et sa thèse lui semble aussi fragile qu'un château de cartes alors qu'elle aspire à en faire un livre. Le roman fragmenté de son œuvre, voila ce que je rêvais d'écrire.
Au-delà de quelques certitudes (Henriette Marchai était une rebelle, radicale mais généreuse, violente et consolante : elle fit partie d'un réseau de la Résistance, milita constam­ment aux côtés des insurgés, des exilés du monde entier. Son mariage d'amour avec Martin Bronstein, qui le premier exposa ses travaux, s'était achevé douloureusement par une séparation difficile), le mystère de la Renarde reste entier. Mais chercher la vérité d'une vie, n'est-ce pas la voler ?... Plus que l'écriture, preste et sans façons, j'ai aimé la composition nerveuse du roman — chapitres très courts, deux ou trois pages, avec pour titre un seul mot, souvent im­prévu : Désir. Oiseaux. Trèfles. Pur. Rai­nettes. Fée. Clair... — qui épouse la course obstinée, palpitante, de la narratrice vers un rendez-vous manqué d'avance. Avec la Renarde. Avec elle-même. Car au bout de cette traque fiévreuse, où la chasseresse et la proie en viennent à se confondre (Les deux miroirs étaient éclabous­sés de lumière rousse. Je regardais mes deux images et leurs reflets infinis, et je commençais à distinguer mon visage derrière celui de la Renarde) que découvre-t-elle, la petite his­torienne de l'art, honnête, sensible et têtue ? Rien. Sinon qu'on n'apprend rien. Et si c'était cela, la leçon facétieuse et douce-amère de La renarde autoportrait ? La vérité nous échappera toujours. Mais la vie est là, chaude, bruissante, odorante, savou­reuse. A saisir comme une chance. Une fête, plus belle que toutes les chimères...

Francine Ghysen