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Critiques de livres


Pierre MERTENS
La violence et l'amnésie. Chroniques des années de soufre
Labor
coll. Quartier libre
2004
95 p.

Chroniques d'un temps sulfureux

Son père, qui l'était lui-même avec panache, lui avait enjoint : « Sur­tout,  ne deviens jamais journa­liste ! »

Pierre Mertens a pourtant tenu, pendant quelque trente ans, un « bloc-notes litté­raire » dans le journal Le Soir (dont l'ac­tuel et très mince supplément hebdoma­daire « Les Livres du Soir » nous laisse nostalgiques...) puis, en alternance avec Yvon Toussaint, une rubrique sur les temps que nous vivons. Ces chroniques, dont il se demande à chaque fois si Guy Mertens, aujourd'hui disparu, les aurait appréciées, et qui cou­rent d'octobre 2002 à mars 2004, sont réunies en un volume sous le titre La violence et l'amnésie. Chroniques des an­nées de soufre.

De rapprocher les événements, de les faire s'entrechoquer dans le mê­me espace, donne à voir parfois leur étrange — et terrible — lo­gique. Ce sont des contre­champs.

Au gré de l'actualité, de ses senti­ments, émotions, humeurs, ré­flexions, Pierre Mertens nous promène de la nouvelle biblio­thèque d'Alexandrie (Que la plus belle bibliothèque du monde re­naisse en un lieu où les livres demeurent souvent interdits, ou inac­cessibles, ne constitue pas un mince paradoxe) aux lendemains du dé­sastre de Manhattan (Ne pas re­bâtir, aussi vite que possible, eût consacré la victoire de la barbarie. Mais de quelle façon refaire du plein avec du vide, de la mémoire avec du manque ?). Du drame de Vilnius (Une mise à mort nommée Désir) au procès d'Arlon (Verra-t-on bien qu'à Arlon, la justice des hommes ne cherche pas à tirer vengeance de la plus lâche et la plus abjecte barbarie, mais seulement à remporter sur elle la plus pacifique des victoires : celle de la vérité ?). Il dénonce avec la même force l'antisé­mitisme et l'arabophobie. Revient tou­jours sur les droits de l'homme (mais de quel homme ?) [...] Les damnés de la Terre n 'ont pas tous le même grade). Iro­nise à propos de la mode dérisoire de l'anti-intellectualisme, au sein même de l'intelligentsia. Médite sur le suicide (que Camus estimait l'unique « problème phi­losophique vraiment sérieux », et Stig Dagerman, « la seule preuve absolue de la liberté humaine »), à travers le maître livre de Maurice Halbwachs, enfin ré­édité, Les causes du suicide, et Lettres du pays froid, de Caroline Lamarche, un texte que le suicide hante et perfore.

De grandes ombres habitent ces pages : Sciascia, Pavese, Pasolini, Paul Nizan... Et l'on y retrouve le lecteur — et cri­tique — passionné dans des saluts vi­brants à Milan Kundera, J.M. Coetzee, Bernard-Henri Lévy, Roland Barthes, superbe jusque dans l'inachèvement, ou encore Italo Calvino (L'homme fut en­gagé, mais avec légèreté, prophétique mais sans présomption, seulement animé par une inexorable passion de comprendre. Il refusa autant le cynisme que la complai­sance romantique). Plus curieusement, dans un long commentaire navré du livre de Brigitte Bardot Un cri dans le silence, dont la lecture a ulcéré, blessé cet admirateur enthousiaste de « la Lorelei des années soixante » : On dirait un pastiche de ce qu'on peut écrire de pire dans le genre. À quoi donc s'attendait-il ?!

L'ensemble de ces libres opinions est in­téressant, vivant, stimulant. Mais on voudrait y entendre plus sou­vent, sous le ton rapide, direct et familier du chroniqueur, les ac­cents de l'écrivain, comme ici : La haine de L’autre commence par­fois par le mépris de soi-même. Face à la violence qui triomphe partout, y compris sous les formes de l'oubli délibéré et du mensonge, Pierre Mertens refuse de désespérer et scrute l'avenir : A quand la nouvelle morale ? Et un nouveau monde ou le « vieux monde » même retrouverait son âme?

Francine Ghysen