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Critiques de livres


Luc BABA
L’eau claire de la lune
Avin
Luce Wilquin
2003
160 p.

Lune chante l'autre pas

Le troisième roman de Luc Baba trouve sa singularité dans le mariage, très actuel, du merveilleux et du sor­dide. Côté merveilleux : le narrateur est un ange ; il vient de la lune et descend sur terre pour veiller sur l'être humain qui a fait appel à lui, en l'occurrence une jeune fille enceinte nommée Loula. L'ange est bon, patient, attentionné. Il n'est avare ni en présents ni en présence. Il a pour ami Bédé, un dieu à tête d'oiseau gentiment fou, et, s'il le faut, il n'hésite pas à affronter des créatures célestes plus inquiétantes comme Ara, le gardien de l'eau de la lune, et Isolde à la longue robe tournoyante et dangereuse. Côté sordide : Loula, enceinte par accident alors qu'elle est à peine sortie de l'enfance, son père violent, sa mère qui la chasse de la maison familiale, son petit ami qu'elle n'aime pas vraiment et qui ne se montre pas du tout à la hauteur de la naissance à venir et sa copine Marion, enceinte elle aussi, qui ne trouve d'issue à sa situation que dans la mort. La misère affective, la pauvreté maté­rielle dominent un univers pour le moins désenchanté.

Comment ces deux atmosphères parviennent-elles à se marier et à donner vie à un petit monde cohérent ? Par les grâces de l'écriture, bien entendu. Le style de Luc Baba s'appa­rente ici à ce que j'appellerais volontiers le nouveau roman poétique, qui va, mettons, de Christian Bobin à Maxence Fermine en pas­sant par l'Italien Alessandro Baricco, et qui se caractérise par une écriture simple syntaxiquement et recherchée au niveau rhétorique. La phrase de Luc Baba est en effet souvent courte, parfois nominale, et elle ne craint ni les répéti­tions de mots ou de syntagmes ni les tours oraux. Quant à l'emploi des temps, le passé composé est préféré au passé simple. Mais cette simplicité grammaticale est contrebalan­cée par un usage ludique et, somme toute, so­phistiqué du vocabulaire : le lecteur peut rele­ver dans ce roman nombre de jeux de mots (le titre L'eau claire de la lune et des phrases comme « de pâles étudiants en quête d'ivresse, ou des ivrognes étudiant leur misère »), des métonymies (« je n'ai pas touché à son si­lence »), des actualisations d'expressions figées (« nœud papillon de nuit », « l'aplomb dans l'aile », « j'ai toute la mort devant moi »), des comparaisons (« II faut traverser certaines heures comme on traverse un terrain vague ou un chantier, les yeux absents à la laideur, at­tentifs uniquement à éviter les bouts de fer, les cailloux, la boue qui gêne la marche ») et de nombreuses métaphores (« regard de plâtre », « les fenêtres des maisons qui, depuis dé­cembre, retenaient leur respiration ») — com­paraisons et métaphores parfois hardies (« le soleil fondait comme un sucre sur l'acier rouge de l'horizon »). Les dialogues aussi sont source de ludisme, avec des répliques « ping-pong » telles que « j'aime bien mentir, quand je suis triste / Mais moi je suis triste quand tu mens ». L'aspect poétique du langage conforte plu­tôt la part merveilleuse du récit (quoiqu'on pourrait écrire l'inverse : la part maudite du récit atténue la poéticité du style et permet à Luc Baba d'éviter la mièvrerie dans la­quelle sombrent peut-être certains des écrivains cités ci-dessus). Mais la structure nar­rative, elle, produit une sorte de tristesse, ou, plus précisément, une impression de fa­talité, qui appuie la lourdeur de l'histoire de Loula. Les événements nous sont en effet presque toujours rapportés a posteriori, un protagoniste racontant à un autre ce qui a déjà eu lieu, nous plaçant devant le fait ac­compli. Aucun suspense, aucune surprise, peu d'événements : l'histoire que relate l'ange est déjà écrite et nul ne semble en mesure d'échapper à son destin.

Laurent Demoulin