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Critiques de livres

Le Cas Wellens

Michaux aurait un jour confié à son jardinier, en l'occurrence analphabète, un brouillon de lettre avec pour mission de le conserver pré­cieusement jusqu'à son retour de voyage. Michaux n'étant jamais rentré, et le brouillon ayant finalement péri dans un in­cendie, le jardinier se montra capable de le décrire, signe après signe, à un professeur d'université rencontré par hasard. Ce der­nier offrit alors son brouillon au jardinier, biffures originales comprises — et déposa copie de la lettre à la Bibliothèque royale de notre pays. Cette histoire, racontée avec quelque nonante-huit autres dans Le Cas de figure, est à bien des égards emblématique de la méthode de son auteur. Yves Wellens fait la part belle au passeur d'information, voire même au recopieur qui veille en chaque écrivain. De nombreux textes du recueil ont pour origine des articles de journaux (en tout cas l'auteur nous le laisse croire) ou des situations de la vie qui mettent en scène des raconteurs, elles-mêmes évoquées sur un mode journalistique, déta­ché. Wellens ne cesse d'affirmer qu'il n'in­vente pas mais qu'il vole, et que d'ailleurs personne n'invente vraiment, si tout le monde transforme ce qui lui préexiste. Ce point de vue s'accompagne chez lui d'un ef­facement du sujet au profit de ce qu'il trans­met, ou tout au moins d'un brouillage radi­cal des pistes de la subjectivité. « Je cherche un homme ». Où est-il et d'ailleurs qui est-il, celui qui se cache derrière un pseudonyme, un nous, au milieu de quelques mondains, qui parle de lui à la troisième personne et au détour d'une négation ? Peu importe. De même importe peu désor­mais la question de l'original, de la source, du vrai et du faux. Car parmi ces événe­ments réels de la vie politique et sociale, écrits avec, on l'imagine, un feutre à pointe fine et sans bavures, se dissimulent sans doute des faux, traités avec une égale exi­gence vériste. Quelle importance puisque tout est détourné, puisque le «faux a l'air si vrai et que le vrai est toujours faux ? Comme la lettre de Michaux qui ne fut ja­mais écrite au propre et qui ne fut jamais envoyée à son destinataire, « photogra­phiée » par un jardinier qui ne la compre­nait pas et qui en est pourtant devenu l'au­teur, les textes de Wellens sont souvent des copies de copies racontant l'histoire de leurs errances multiples, de bouches à oreilles. D'ailleurs, l'objet du texte ne cesse lui-même de se déplacer et de se modifier au long des phrases, déjouant systématique­ment l'attente du lecteur, qui finit par confondre la récurrence de ses déceptions et l'intense plaisir de ses découvertes. Sans doute y aurait-il encore beaucoup à dire, justement, du plaisir que procurent ces pe­tits tableaux resserrés de quelques lignes, du parfum satirique qui s'en dégage mine de rien, de l'inanité des comportements so­ciaux qui s'écrit, ici encore, sur un ton faus­sement ou vraiment désabusé, avec un faux humour, vraiment noir.

Françoise Delmez

Yves WELLENS, Le cas de figure, Prose, Di­dier Devillez Editeur, 1995.