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Critiques de livres


Christine AVENTIN
Le désir demeuré
Ancrage
2001
120 p.

Sois sage ô ma douleur

II est des petits livres profonds comme des abîmes. Le désir demeuré de Chris­tine Aventin est de ceux-là. Pas même une centaine de pages, format minuscule, et pourtant ce sont des béances infinies qui s'ouvrent ici.

Le désir demeuré vient de paraître chez An­crage, en excellente compagnie puisque la collection associe des textes de Jacqueline Harpman, Laurent de Graeve, François Emmanuel, Nicolas Ancion, Elisa Brune... à des récits de Zola et de Maupassant. Ce vingt-et-unième opus sélectionné par Sté­phane Lambert, inédit, c'est un petit livre jeté à la face du monde pour contrer l'oubli. La quatrième de couverture révèle ex abrupto les intensités nécessaires de cette lutte : « La mémoire est aussi physique. Elle veut des traces, visibles, de cette douleur-là. Son visage gueule est son corps objet. La gueule, c'est un visage encore mal cicatrisé des plaies de la veille. L'objet, c'est être, unique­ment, à prendre ou à laisser. Laurine dit : Je suis le désir qu'on a de moi. » Autant savoir. Autant savoir à quoi on s'en­gage quand on ouvre un livre. Ce ne sera pas une histoire facile « a boy met a girl », les aléas, les courses-poursuite d'une ren­contre simple, juste contrariée pour nourrir la fiction. Ici, pas de pitié pour les amateurs de belles histoires : cinq chapitres mascu­lins, quatre au féminin balisent une plongée dans le monde de stupeurs que provoque le suicide, à vingt ans, d'une fille belle, poé­tique, qui avait tout pour être heureuse, comme on dit dans les romans faciles. Ce ne sera pas une partie de plaisir. Sauf à voir comment Aventin palpe, étire, exaspère les aspérités ou les douceurs de la langue française pour lui faire cracher son venin, les mots terribles qui révèlent la douleur in­finie. Parfois, c'est d'une poésie violente, parfois, aussi, la préciosité est au rendez-vous. Labyrinthe de mots, labyrinthe de sentiments, il n'est pas difficile de s'y perdre.

Le désir demeuré. C'est la douleur qui prime, ses méandres, ses fascinations, ses égare­ments. Pas la mort « La mort est un jour par an. C'est un bouquet mesquin, c'est un vase ébréché » que l'on porte au cimetière en fa­mille. Le reste du temps, place à la douleur. Ce sera donc tourmenté. Comment vivre autrement lorsqu'on a été élevé dans la my­thologie d'un premier enfant disparu ? Lau­rine est morte. Elle s'est suicidée. Aux pa­rents vient alors un fils qui devrait effacer les blessures, réparer les cicatrices. Ce n'est pas cela qui arrive. Les blessures, les cicatrices se marquent à nouveau, brûlent la chair fraîche, confiante, du nouvel enfant. Le désir de Laurine demeure à jamais dans l'éternité de la disparition. «Je suis le fils jeté au monde un an après son suicide. Ma vie est une éponge, efface : Laurine. »

Le frère de Laurine, le héros de Christine Aventin, n'a pas de nom. Pas vraiment d'existence propre. Il passe sa vie, à côté, à toujours chercher les traces de l'existence d'une femme morte, disparue avant sa nais­sance. Il passe par la passerelle, au-dessus du fleuve, erre dans les gares, frôle des ombres dans la ville, ne supporte plus la main ridée de sa mère à son bras. Une vie sans l'éclat, sans les saisons, une vie d'ombre. Combien d'ombres, dans cette ville ? Il ne repère que des fragments possibles de l'histoire passée, Laurine, la brune, son amie, la blonde et leurs désirs à couteaux tirés. La chair est triste, les histoires furtives n'apportent aucune échappée possible hors du tragique. Compte à rebours. Après ce parcours mas­culin, s'élève en contrepoint la voix d'une femme. Un soir, sur la plage, elle a connu Laurine, l'a désirée. Aimée, peut-être, mal. Elle a été l'ultime amante. Depuis, elle a vieilli mais elle ne cesse de revivre les der­niers instants, l'air qui manque, le sel qui marque la peau, les portes fermées. Elle s'en veut d'avoir oublié le goût de l'autre bouche, d'avoir oublié la voix. Depuis tout ce temps, « elle s'écorche aux souvenirs, un à un, recomposés ».

Pour elle, l'amante d'un soir, comme pour lui, le frère, l'ombre de vingt ans d'absence, rien n'est plus possible hors le désir de­meuré, le désir de Laurine A jamais.

Nicole Widart