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Critiques de livres


Elisa BRUNE
Le goût piquant de l'univers
Paris
Le Pommier
2004
228 p.

Ce que la science ose proposer

La poétesse Lucienne Desnoues n'ai­mait pas que l'on parle de vulgari­sation scientifique et proposa le terme de familiarisation. Elle aurait ap­précié le livre d'Elisa Brune, Le goût pi­quant de l'univers. L'action se passe en Haute Provence dans le vieux village de Peyresc, restauré par les étudiants de l'Université libre de Bruxelles. Le physi­cien Edgard Gunzig y attire des spécia­listes pour des colloques conviviaux. Cette fois, il veut illustrer la réunion de 2002 par un film, qu'il confie à deux journalistes scientifiques, Alexandre Wajnberg et Elisa Brune. Mais les in­terviews des célébrités dans des paysages grandioses, et les prises de vue en intérieur pendant les prises  de  bec  entre  orateurs, prendront une telle ampleur que le film découragera les produc­teurs. Elisa Brune se résignera à en faire le livre que voici. Il nous plonge dans les élucubrations poétiques des cosmologistes, et dans leurs doutes. A la fin du colloque, Wajnberg interrogera Gunzig sur ce qu'il en a com­pris. « II s'agit surtout d'appré­hender les tâtonnements de ces spécialistes, car la cosmologie progresse   à   coups   d'incertitudes. » Pour Léon Brenig, col­lègue de Gunzig à l'ULB, cha­cun reste possédé par son idée préférentielle : nous dormons et mangeons avec elle. Or notre hantise a grand besoin d'être re­visitée par les exposés entendus ici. Mais aujourd'hui, les physiciens sont prêts à tout, sous condition de proposer une science plausible. Ne risque-t-on pas de tomber dans la science fiction, pensera Elisa Brune. Parmi les participants figurent deux Russes. Alex Vilenkine fut gardien de nuit dans un zoo de son pays où la mé­ditation sous le ciel glacé fut très fruc­tueuse, avant qu'il exporte ses idées aux Etats Unis. A Peyresc, il se cache sous des lunettes épaisses d'agent secret, mais quand il les ôte pour une interview, son regard ingénu émeut. Slava Mukhanov a quitté la Russie en 90 pour vivre six ans de trouver accueil dans un laboratoire de Munich. Le temps y était si mauvais que jamais il ne put ob­server une seule galaxie, ce qui suscita son refuge dans la théorie. En Russie, il avait conçu ses meilleures idées alors qu'il faisait la queue pour acheter de la nourriture. Une théorie fut élaborée là un an et demi avant les Américains, mais les informations s'échappaient mal de la forteresse russe. L'Australien Brandon Carter avait pour père un biologiste spécialisé dans les races de moutons. Cela le fit émigrer vers l'Ecosse, alors que Brandon avait 12 ans. Maintenant, celui-ci habite la France depuis une vingtaine d'années. Pour son in­terview, on l'a malicieusement placé sur le trajet d'un troupeau de moutons, ce qui fera dévier son discours depuis les étoiles vers la génétique vétérinaire. Amateur de tir à l'arc, il avait voulu en faire une démonstra­tion lors de son interview. Plan­ter ses flèches dans une cible, voilà une allégorie qui plaisait aux scénaristes. Mais malgré de multiples essais, aucune flèche ne fera mouche ! A un moment de son expansion, l'univers a « soudain » pris une allure accélérée. Or ce moment correspond à l'ère de l'homo sa­piens. Notre cerveau aurait-il trouvé là un élément d'expan­sion favorable ? Il s'agirait plutôt d'une coïncidence. Quant au vide, on sait maintenant qu'il est dense d'une matière invisible ap­pelée matière noire, qui produit une force répulsive luttant contre la gravitation. Celle-ci attire les étoiles entre elles mais au fur et à mesure que l'univers gonfle, la concen­tration de matière diminue, et la gravita­tion perd la partie contre la force répul­sive.   L'univers  se  met  à galoper en accélérant son expansion. Lors des expo­sés traitant de la matière noire, Elisa Brune va perdre pied. Elle peut com­prendre que le vide entre les étoiles soit en  réalité  chargé  de  quelque  chose, puisque les mouvements célestes s'opè­rent comme dans un vide gluant. Mais elle abandonne là les orateurs à leurs élu­cubrations, et se met à rêver : cette ma­tière ne pourrait-elle représenter des rési­dus du passé de l'univers, des fossiles que nous ne réussissons pas à détecter ? Glennys Farrar a une autre proposition. Pour son interview en plein air, on la place à contre-jour, et ses cheveux gris forment une auréole argentée qui voleté au gré de la brise. Point n'est besoin, dit-elle, de construire dans sa tête, des substances exotiques pour meubler le faux vide. La matière noire serait issue d'interactions jusqu'ici non décrites entre des particules ordinaires, conduisant à une matière stable finale. (Hypothèse qui n'est pas si éloignée de celle rêvée par Elisa Brune.) La suggestion de Glen­nys Farar n'est pas seule sur le marché. La  cosmologie  bouillonne  de  bulles d'imagination. Attention ! La nature n'a qu'un seul scénario. Notre imagination va bien au-delà de ce que la nature peut se permettre.

Slava Mukhanov, dédaignant le rétro­projecteur, fait courir sa craie sur le ta­bleau, qui déroule une théorie mathématique suscitant la houle dans le public. Tel un joueur de tennis, l'ora­teur prend les objections de l'auditoire à la volée et les retourne en smash. Il entre aussi en guerre contre la philosophie qui s'insinue à nouveau dans la cosmologie au moment même où celle-ci se donne les moyens techniques de devenir une science quantitative. « Quand le monde se rallie à une idée spéculative, cela me fait penser à une religion. J'étrangle celui qui me traite de philosophe » L'exposé suivant plonge dans le monde minuscule, et rappelle qu'il y a une li­mite à l'infiniment petit. Tout au plus peut-on être extrêmement petit. La no­tion de point est une vue de l'esprit : les propriétés physiques tendent vers zéro mais ne l'atteignent pas. D'où la théorie des cordes, fines à l'extrême, mais ca­pables de propriétés ondulatoires, ce qui arrange la mathématique de l'univers. Voici encore Brandon Carter, inventeur du principe anthropique, mais il déclare avoir perdu le contrôle de sa thèse : plus il s'efforce de la clarifier, plus grandit la confusion. Il rappelle pourtant une évi­dence : l'évolution de l'univers n'est pas une variable que nous puissions obser­ver à n'importe quel moment. Le seul disponible est celui compatible avec l'existence d'un homo sapiens. Or cette coïncidence d'une tranche d'âge de l'univers avec une personne capable de l'observer pourrait être un incident par­ticulier. S'il apparaît des relations frap­pantes entre deux constantes, ce peut être une coïncidence passagère. Même si des êtres semblables à nous peuvent exister sur un autre astre, cela ne veut pas dire qu'ils s'y trouvent maintenant. En outre, nos observations ne sont pas indépendantes de l'observateur ; on ne peut ignorer les sélections effectuées par celui-ci. Le principe d'incertitude in­venté par Heisenberg pour le monde submicroscopique, reste vrai dans beau­coup de situations à grande échelle — et fait même partie de la sagesse ordinaire. Le chasseur qui déclare qu'il n'y a pas de gibier dans telle forêt peut igno­rer que son arrivée a fait fuir celui-ci. A ce moment de la conférence magistrale, une mouche vient se balader sur le transparent posé sur le projecteur... et Carter se met à la pourchasser sur l'écran ! Il agit sur une illusion et non sur la réalité, dira l'un de ses détrac­teurs.

Le Chinois Bei-Lokes Hu, charmant dans sa chemise de soie bleue, s'exprime avec un phrasé délicieusement poli ; il fut donc impressionné par le ton mus­clé des discussions. Ici, dira-t-il à Wajnberg, une évidence s'est affirmée : l'es­sence de la science, c'est que personne ne détient la vérité.

Au moment du départ, un cosmologiste monte en voiture avec une poignée de pétales dans la main. Qu'allez-vous en faire ? Je ne sais pas, mais c'est beau. Et qu'allez-vous faire de votre théorie sur les supercordes ? Je ne sais pas, mais elle est belle.

Elisa Brune, scientifique et romancière, tient le lecteur en haleine par des com­paraisons ingénieuses, mais cet humour implique une responsabilité : plus l'image inventée frappe, mieux elle res­tera implantée dans les cerveaux en tant que succédané du problème physique complexe. Heureusement, si la "familiarisatrice" joue parfois la bécassine pour se mettre au niveau du lecteur, elle écrit en personne responsable. De ce livre se dégage l'image d'une prêtresse primesautière qui monte en chaire avec ala­crité pour prêcher les doutes scienti­fiques.

Lise Thiry