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Critiques de livres


Liliane SCHRAUWEN
Le jour où Jacques Brel...
Luce Wilquin
1999
208 p.

Cartes postales d'un été meurtrier

Bleus délavés de ciels noyés de soleil depuis trop longtemps, ocres impro­bables des terres creusées par trop d'embruns : j'aime me laisser bercer par les couleurs indistinctes des cartes postales usées par le temps, à jamais dépourvues de rêves touristiques, perdues, oubliées sur les tourniquets vieillots des marchands de sou­venirs à Zeebruge comme à Essaouira. Les cartes postales de vacances que nous en­voie Liliane Schraûwen n'ont rien de sem­blable. Au contraire de ces flous, porteurs de toutes les divagations possibles, les nou­velles rassemblées dans Le jour où Jacques Brel... paru chez Luce Wilquin saisissent avec précision, avec une insistante préci­sion, les moments et les contours des choses arrivées.


Liliane SCHRAUWEN
Instants de femmes
Luce Wilquin
1999
160 p.

Si je n'écrivais pas, si je ne pouvais jeter sur le blanc du papier tous les mots qui hurlent comme des loups dans ma tête, ils finiraient par me dévorer, ou par pourrir, par m'étouffer, dit celle qui se raconte des his­toires pour oublier l'absence d'un être aimé, d'un être aimant. Quinze textes sont là pour rappeler combien l'amour, et l'écriture et l'enfant qui noue ses petits bras autour de votre cou vous arriment à la vie. Com­bien la mort d'un enfant, le désamour, la solitude mènent à un état qui n'offre plus aucune barrière à la mort, grand serpent noir et lisse qui se tord sur le pavé froid du corridor puis rampe sur le tapis du salon. Le fantôme noir et meurtrier hante sans répit les histoires de Liliane Schraûwen. Les mots hurlent comme des loups, il faut les jeter sur le papier.

Lundi 9 octobre 1978, Jacques Brel vient de mourir. Et cette absence irrémédiable ré­veille le souvenir de tant d'émotions vécues lors des concerts à l'Ancienne Belgique, de moments uniques où la présence d'un homme, là, seul, sur scène, qui ne vous voit pas mais qui vous parle à vous — comme d'ailleurs à des centaines d'autres —, révèle la vigueur implacable de sentiments que l'on croyait personnels, uniques, intimes, secrets.

A la radio, la mort de Brel est omnipré­sente, sa voix vibre encore et encore de Mathilde à Madeleine à la Chanson des vieux amants. Les souvenirs d'une enfance colo­niale, la terre rouge, la chaleur, le pick-up de bois vernis, le premier disque de Brel : la voix chaude, expressive, tendre ou âpre amène sa moisson d'images heureuses d'un temps révolu. Mais, avant que ne s'instal­lent pour de bon les jours du malheur, ce lundi 9 octobre 1978, jour de la mort de Jacques Brel, jour d'une tristesse infinie, est aussi le jour où, dans le ventre de la narra­trice, bouge pour la première fois le bébé qu'elle porte et qui sera son petit garçon. Le jour où Jacques Brel... donne le ton de ce recueil : des histoires tristes, dominées par la mort, une avalanche de sentiments forts qui nouent les tripes. Cependant, l'appa­rence autobiographique de ce premier récit fait souvent place à des histoires que l'on pourrait lire dans les journaux, à la rubrique fait divers ; mais, pour une fois, ces his­toires, on les vit vraiment de l'intérieur : l'adolescente en rupture de famille se rend délibérément dans le petit bois de si mau­vaise réputation, heureuse d'être enfin seule à écouter la voix de Kurt Cobain sur son walkman. Enfin seule ? Le bébé qui pleure et empêche son père de vivre à fond la finale du Mondial devra bien finir par se taire. Et Stéphanie n'aurait pas dû crier quand Jacques l'a étreinte brutale­ment, victime de son cauchemar familier.

Bruno, lui, comprend cet été à Montréal que la vie d'antan est bien finie et qu'il peut retourner contre ses parents l'entreprise de destruction qu'ils n'ont cessé de lui fabri­quer. L'été de Fabienne, lui, est désespéré­ment vide. Tant de grains de sable dans les rouages de la vie. Tant de drames dans ces cartes postales d'un été perdu. Et puis, retour au réel : le dernier texte nous livre la rage au cœur de la narratrice aux prises avec nos lois kafkaïennes. Quand on vit l'écriture comme un dernier recours, quand les mots sont des loups hurlants qu'il faut jeter sur le papier, peut-on imaginer de cocher les heures d'écriture dans la grille fournie à cet effet par un employé du Forem ? Peut-on définir selon ses critères ce que vous, vous vivez comme un mouve­ment vital : écrire, est-ce un hobby ou un gagne-pain ? Décidez-vous, l'Onem a be­soin de savoir... Il ne serait pas étonnant que nos politiques tatillons soient les pre­miers à inventer un jour une taxe sur le rêve... Méfions-nous ! En Belgique, Ubu et l'enfer ne sont jamais loin.

Nicole Widart