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Critiques de livres

Philippe Lekeuche
Le plus fou des hommes
Chatelineau
Le Taillis Pré
2007
79 p.

Des blessures naît un poème
par Mélanie Godin
Le Carnet et les Instants n° 151

2007 est l'année poétique du poète Philippe Lekeuche. Deux recueils ont été publiés récemment : Le plus fou des hommes aux éditions Le Taillis Pré et Le feu caché en France aux Éditions des Vanneaux. Ces nouveaux livres, à la fois proches et distincts, s'inscrivent dans la continuité d'une oeuvre déjà bien étoffée.

Avec Le plus fou des hommes, Philippe Lekeuche a composé un long poème de cinquante-trois fragments qui se souviennent. Succession de courts textes numérotés, ils sont habités par des images fortes mêlant tradition et modernité, doux souvenirs et violences guerrières, doutes existentiels et bribes de vérité frôlées et effritées. De morceaux en lambeaux d'écriture «qui le laminent et le racontent», le poète s'épanche en particulier sur sa relation presque filiale qu'il entretient avec la poésie, et ce, depuis son plus jeune âge. Gamin ayant eu trop tôt conscience de la fin des choses et du «gouffre en nous qu'on appelle être», la poésie est survenue précocement dans le ciel de l'auteur telle une bannière flottant sur un monde tourmenté aux allures de champ de bataille. Parce que «la parole voit juste quand tout s'écroule» et que «parler à côté, c'est plein le mille», la poésie se révèle être le salut rare, la plus grande folie aussi.

Philippe Lekeuche
Le feu caché
Montreuil-sur-Brèche
Éditions des Vanneaux
coll. l'Abreuvoir
2007
90 p.

Pour faire «éclater la coque des pensées» qui le bride, le poète multiplie les questionnements métaphysiques en abordant des thèmes universels tels que l'amour, la mort et ses effets : «Que devient un corps?», l'idée du temps qui passe et sa remise en question : «Le temps ne passe pas dit la science physique / C'est nous, pauvre gueux, qui passons». Conscient de la douleur du poème brisé et de ses cassures qui épuisent, c'est cependant de cette même brisure qu'«entre ses failles parfois», le poète s'élève et se sent délivré. Pour survivre, il se doit de plonger dans les limbes de son existence et se libérer du sentiment de culpabilité qui le consume, de «la science qui l'a vermoulu», d'un «père qui le dévore». Il doit également, comme il le dit lui-même, se défaire de ce qu'il fut, de qu'il est et de ce qu'il sera. Pour laisser le livre en son ventre s'écrire : «Je deviendrai cela, ce livre / Rien que cela, ce livre».

Le second recueil, Le feu caché, dédié à Jean Tordeur, se décline en quatre parties. Chacune s'ouvre avec une photographie du ciel où le soleil perce à travers les nuages. Comme un feu caché se dévoilant subrepticement, les mots sont des «pics de la lumière» illuminant la page blanche. Les vers du poète sont écrits dans une métrique maîtrisée et harmonieuse. Le lyrisme qui en émane, à la fois appuyé et délicat, diffuse l'éclat des mots. La première partie, «Élancements et dague», est empreinte de bout en bout d'une douleur brusque et lancinante où l'Éros est l'objet de la quête : «Toujours nous cherchons en vain l'âme charnelle / Pour mirer nos ténèbres afin qu'il fasse jour / Mais c'est terrible erreur cette quête fidèle / D'un mot enfin solide et vrai : Amour!» Ces poèmes nomment le désir amoureux et sexuel, le jeune mal florissant et sa dague, l'Éternel féminin, les odes passionnelles, les torrides étés, la fournaise, mais aussi les sentiments d'incertitude, de solitude et de mélancolie. La seconde partie, intitulée «Le fils», est une suite de poèmes plus longs. D'emblée, le lecteur ressent un changement radical avec ce qui précède. L'atmosphère, imprégnée de souffrance, donne à voir une mère, recouverte d'un «manteau de honte» aux «mots congelés entre les dents», un fils «dépecé sous le maternel fou et un père «qui dort, envenimé». Chaque parole écrite se rapporte au chaos : décors troués, morceaux, chute, dispersion, transpercement, abyme, enfer et trépas. Tableaux d'une relation conflictuelle et destructrice, d'êtres blessés et anéantis, le poète fait revenir à la surface de sa mémoire ce qu'il reste de son enfance pour ensuite s'en extraire. Dans les deux dernières parties, il évoque successivement le sentiment dérisoire de l'éternité et la recherche du point d'origine du langage. Trouver le lieu où l'éternel et l'éphémère coïncident. Devenir le passage. Aller «non dans le profond mais au verso» et «à l'envers de nous». Puiser et s'épuiser dans les blessures et laisser venir le poème attendu. Celui qui ne s'écrit ni par soi ni par un autre, mais seulement par lui-même. Grâce au saignement des mots, car comme l'écrit Philippe Lekeuche, «Les mots sont une maladie» dont «il ne faut pas guérir».