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Critiques de livres


Bérengère DEPREZ
Le livre des deuils
Editions Luce Wilquin
2004
218 p.

Un frisson d'inexistence

  Le Livre des deuils : un beau titre, grave et sobre, pour un roman à la fois vibrant et tragique, ardent et âpre. Où l'amour n'a pas besoin d'avenir, où le plaisir brûle même la mémoire, où la douleur se mord les lèvres.

D'emblée, Bérengère Deprez nous plonge dans le noir : la nuit désolée où se débat la narra­trice, cherchant une lueur dans une vie dévastée, pareille à un paysage en ruine, un chantier abandonné. La vie sans Romain, aimé au-delà de tout, proche comme personne. Un accord presque musical présidait à nos rencontres ; la vie me donnait enfin un amant qui fut un frère. À sa suite, d'autres voix s'élèvent, se croisent, se manquent. Disent la difficulté d'être, singulièrement d’être deux. L'inachèvement des sentiments, la fragilité des connivences, la déroute des espérances. Victoire : Et c'en est fait de nous je veux dire de moi toi tu surnages tu résistes tu survis tu me submerges encore j'ai besoin de toi mais sois sans crainte je te supprimerai de moi il n'y a pas de damer je n’ai pas peur je n’avais peur que de toi et tu n’es plus là.

Marie : Que je l'aie attendu, longtemps avant de ne même pas vivre avec lui, pas de doute ; on peut dire qu’il me manquait déjà le jour où je l'ai rencontré.

Kate : Et pourquoi la corde, toujours, le poignet noué, toujours, le bruit du bois qui claque, la flèche qui ne part pas ? Et mes pas cloués, ma gorge muette, mon cœur désert, mon sexe prisonnier ?

Romain : Je n'étais pas loin d'elle ; j'étais tout près, au contraire ; mais inaccessible à elle comme elle à moi. Et voilà ce qui me hantait : au moment où nous nous touchions, je me demandais avec angoisse si nous n'avions pas simplement dérivé vers nous-mêmes, cru rattraper l'image en fuite et trouvé à sa place le portrait glacé d'un miroir. Au centre de ce roman complexe, ambitieux, dont les chapitres, d'abord éclatés, s'ordonnent lentement, implacablement, le personnage de Romain, professeur de minéralogie, spécialiste des pierres précieuses, désinvolte comme ceux à qui apparemment tout réussit et personne — surtout les belles jeunes femmes ! — ne résiste. Mais sans illusions sur l'incapacité de s'engager qui lui fait préférer toujours, à 30 ans, dans les relations amoureuses, les rencontres, la grâce du jeu, le goût du plaisir, quitte à flotter au gré d'une disponibilité qui frôle le vide, et à se de­mander parfois s'il n'a pas fait que sauter dans des trains en marche. Jusqu'à Kate : la foudre, l'éblouissement, l'avènement. Un frisson d'in­existence, aussi.

Mais la narratrice, qui suit (ou conduit ?) les pas de Romain, ses désirs, ses ivresses, ses tempêtes, accompagne jalousement et par­fois précède son destin, ne nous laisse guère croire au bonheur. Au reste, quel bonheur possible alors que, même quand il imagine, dans une allégresse vertigineuse, que l'hori­zon s'ouvre sans limites, il est seulement libre comme l'air dans la prison du monde. La vie de Kate et la sienne tournent l'une au­tour de l'autre, fascinées mais sur leurs gardes. À 40 ans, Kate a acquis une maîtrise d'elle-même, une assurance qui tiennent de la carapace. Après les abandons passionnés, elle se reprend vite : éperdue tantôt, déjà sereine, inaltérable. De son chemin — l'enfance en Ecosse, des études en France, un mariage de quatorze années qu'elle a rompu avec une dureté calme et lisse, presque amicale — elle ne livre à Romain que des bribes. Elle veut leur amour sans questions, sans projets, sans promesses. Comblé mais sus­pendu. S'aimant, ils ne cessent de se mesurer l'un à l'autre. Et il arrive à chacun de dispa­raître, sans explications. Pour quelques jours ou pour des mois. Le fil entre eux se tend jusqu'à l'extrême mais ne casse pas. Et lorsque la mort le coupe net, il se prolonge, bouleversant, obsé­dant, dans un deuil inapaisable ... Pourquoi écrire ? À cette éternelle question, l'auteur répond avec une lucidité ironique : Pour transmettre à tout hasard quelque chose d'approximatif à quelqu'un d'incertain. Le livre qu'elle nous donne, la quarantaine venue, est, au contraire, dense, incisif, exi­geant, parfois obscur, comme si certaines douleurs l'étreignaient trop pour être décan­tées, partagées. L'émotion est constamment dominée ; le style, ferme et précis, même quand on devine que le cœur tremble. Nous sommes des sabliers. Des horloges de mort. Nous portons en nous le nombre de grains de sable dont nous allons nous évider par l'intérieur, nous abîmant en nous-mêmes, à la manière des trous noirs. Economes, nous possédons tout juste l'argent du voyage. Pro­digues, nous vivons chaque instant comme si nous pouvions dépenser sans compter, jeter l'argent par les fenêtres. Au départ, notre ca­pital semble inépuisable. À mi-chemin, nous sommes à peine capables de mesurer le fluide écoulé. À la fin, chaque grain de notre exis­tence tombe inexorablement dans cet oubli que nous avons creusé nous-mêmes. J'avais retenu plusieurs récits du Vent syrien, qui parlaient avec une justesse très personnelle du monde de l'enfance et, déjà, de la détresse et de la solitude. (Le dernier, Retour à la mon­tagne, était peut-être le plus prenant.) Huit ans après, le talent de Bérengère De­prez s'est affirmé, approfondi. Gagnant en audace, en sûreté, sans perdre son intensité. Une belle manière de mûrir...

Francine Ghysen