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Critiques de livres


Emile VERHAEREN
Les Forces tumultueuses et autres poèmes
Paris
La Différence
collection « Orphée »
Choix et présentation de Georges Thinès
1994
192 p.

Un classique

Un classique est un auteur que l'on connaît aussi bien et aussi mal qu'un voisin de palier. Son nom et sa dégaine nous sont familiers — comme la barbe de Victor Hugo ou la calvitie d'André Gide, ou même l'exaspérant che­vrotement de Mauriac — mais nous igno­rons tout de lui — et ses œuvres au premier chef. Car un classique est un auteur que l'on croit d'office avoir lu, même si l'on n'a jamais posé les yeux sur une seule de ses pages, un seul de ses vers. C'est un auteur que l'on se promet de relire un jour, aux prochaines vacances ou dès le début de la retraite et qui meurt une seconde fois pour ces vœux pieux rarement exaucés. C'est aussi un écrivain raillé, apprécié mal­gré tout, pour sa sublime bêtise, pour l'im­mense talent de ses maladresses. A chacun de ces traits, Emile Verhaeren semble correspondre parfaitement — mieux que quiconque, sans doute, dans les Lettres belges. Davantage que celui de n'importe quel contemporain, son nom sera cité du grand public, dans le même temps que le titre des Villes tentaculaires. Parodiant le style des notices biographiques, Jean-Pierre Verheggen peut écrire à son propos, dans Le degré Zorro de l'écriture, que son « dernier recueil, tout d'élan patriotique, n'ajoute cependant rien à (s)a gloire littéraire » ; et Pierre Mertens peut faire dire, laconiquement, au Gottfried Benn des Eblouissements que « c'était accessoire­ment un grand poète » : reste pourtant à le lire en se lavant l'esprit de ce que l'on croit savoir déjà. Reste surtout à découvrir certains textes à travers des ensembles accessibles et pertinents, qui offrent une introduction utile à l'œuvre entier. Deux volumes parus récem­ment répondent à leur façon à ce besoin.

De tout un peu : c'est le principe suivi par Georges Thinès pour la présentation des Forces tumultueuses et autres poèmes, dans la collection « Orphée » des éditions de La Différence. Du premier livre, Les Flamandes, jusqu'aux Flammes hautes, titre posthume, il n'est guère que la production nationaliste, écrite pendant la Grande Guerre, qui ait été rayée complètement par l'anthologiste. La formule présente certes un inconvénient : deux, trois, quatre poèmes par recueil, c'est parfois bien peu pour percevoir la valeur et la cohérence d'un livre qui avait son autono­mie et sa construction propre. Toutefois, l'essentiel demeure, savoir les flamboiements du verbe chez Verhaeren, la singulière puis­sance sonore de ses vers. Et la maîtrise du langage paraît acquise d'emblée, avec son goût pour l'écart syntaxique et l'innovation lexicale.

Dans Les Moines (1886), son évoca­tion de la misère ne laisse pas d'effarer, comme si la douleur avait envahi les mots quand il s'agit de dépeindre « ceux qui crè­vent seuls, mornes, sales, pouilleux », ces « mendiants mordus de misères avides, /Qui, le ventre troué de faim, ne peuvent plus/Se béquiller là-bas vers les enclos feuillus/Et qui se noient, la nuit, dans les étangs livides ». De même, quel auteur français de l'époque au­rait ainsi osé annoncer « La Révolte » : « Dites, quoi donc s'entend venir/Sur les che­mins de l'avenir, /De si tranquillement terrible ? ». Extraits des Flambeaux noirs (1890), ces derniers vers figurent également dans le premier volume de la Poésie complète, édition critique établie par Michel Otten. Reprenant toute la Trilogie noire, l'ouvrage présente les textes dans l'ultime version re­maniée par le poète pour l'édition complète de ses œuvres. Notées en regard des poèmes, les variantes des précédentes versions don­nent à voir l'important travail de réécriture auquel s'était livré Verhaeren. C'est d'ailleurs l'attrait majeur de l'entreprise : au gré de la seule curiosité peuvent s'évaluer le texte et les remords qui ont présidé à l'éla­boration finale, et les audaces biffées ou ré­tablies, et les néologismes conservés ou déni­grés. Pour le chercheur, c'est évidemment une mine ; et l'amateur y glanera des beau­tés inattendues, comme cette « Dame en noir », qui interroge : « Et moi aussi, dites, quel Walhalla de fièvres/Vient à mon tour m'incendier les lèvres/Et vers quels horizons ameutés de tocsins/Et quels paradis noirs, font-ils voile mes seins ? »

Laurent Robert

Emile VERHAEREN, Poésie Complète 1 (Les Soirs, Les Débâcles, Les Flambeaux noirs), Bruxelles, Editions Labor, collection « Archives du futur », Edition cri­tique établie et présentée par Michel Otten, Avant-propos de Marc Quaghebeur, 1994