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Critiques de livres


Jacques IZOARD et Selçuk MUTLU
Les Girafes du Sud
Paris
Editions de La Différence
2003
53 p.

Trois (ou quatre) façons

Les livres se parlent, se répondent, for­ment ensemble un livre unique, chaotique, morcelé, dans la cervelle du lecteur. Il arrive qu'ils n'aient rien à se dire — mais les gens non plus souvent ne se disent rien ou ne s'écoutent pas. Il arrive, c'est beaucoup plus rare, qu'ils portent le dialogue en eux, qu'ils fassent se rencontrer des voix. Dans les années septante, Jacques Izoard avait écrit deux livres avec Eugène Savitzkaya, Rue obscure et Plaisirs solitaires, parus à l'Atelier de l'Agneau. Chaque écri­vain y livrait une séquence de prose à la­quelle l'autre répondait dans la séquence suivante, et ainsi de suite, ad libitum. En 2003, Jacques Izoard renouvelle l'expé­rience, cette fois avec Selçuk Mutlu, qui était jusqu'alors surtout connu pour ses illustrations de livres de poètes. Dans Les Girafes du Sud, les textes de Selçuk Mutlu sont de brèves proses non ponctuées — une courte accumulation de verbes, de noms, comme un spasme qui serait verbalisé, une colère, un crachat, un orgasme, une mort petite ou grande : « le malingre ne peut res­pirer fort corps contre le tronc du hêtre s'écra­ser le cœur contre son thorax le tue déjà lente­ment par audaces par à-coups par amour le malingre ne peut fuir où qu'il aille la camarde sa constitution l'étouffé l'enserre il a la chaude-pisse la jaunisse est sidéen le malingre mort-né ». ». L'écriture de Selçuk Mutlu est rugueuse, violente, sans souci de joliesse, comme sans besoin d'harmonie. Et Les Gi­rafes du Sud narre aussi une guerre des corps, des fantasmes de pugilat amoureux : «... que vos queues plantent vos amours que l'orgie s'étende jusqu'à la lune l'éden est conchié enduit de miction chaude ».


Marcel HENNART
Clinique suivie de Vigile de la lumière
Mortemart
Rougerie
2003
61 p.

Face aux outrances verbales de Selçuk Mutlu, Jacques Izoard semble en retrait, et sa parole se fait presque empruntée, comme s'il ne pou­vait répondre aux mots de son partenaire qu'en les glosant : « Ne faudrait-il pas se ras­séréner, retrouver en soi la soie, la laine ou la neige ? Abandonne tes invectives, tes projets de tortures, tes volcans éclatés. » Quand se re­ferme le livre, l'impression qui domine est celle d'une entreprise un peu vaine, d'une gesticulation poétique où deux voix peinent à s'accorder.

Il y a bien sûr d'autres façons de dire — le désir, l'amour, la mort, la souffrance. Avec Escarpe et Contrescarpe, Lucien Noullez signe son recueil à la fois le plus douloureux et le plus lumineux. L'auteur de Comme un pommier y atteint une manière d'évidence, comme si les mots étaient écrits en dehors de toute préoccupation littéraire. Les pre­miers poèmes évoquent le deuil du père et les fausses couches répétées de l'épouse.  Ce ne sont pas de longues déplorations fu­nèbres, pas non plus des cris, mais des constats pudiques, épurés : « La nuit pénètre son sommeil / (...) / De grands éclats de rire / aimeraient le toucher, // qui traversent les vê­tements / trop larges dans l'armoire. » Les autres sections abordent des sujets moins graves, mais frappe à nouveau la grande unité de ton. « Mouchoir de l'œil » est un long poème d'amour — et ce n'est même pas ridicule : « je connais les mille saisons dans les cheveux, /  je connais tout avec le vent dedans ».
Dans Clinique, Marcel Hennart s'efforce à son tour d'évoquer « la mort (de la com­pagne) passée près de la table ». Il le fait avec une honnêteté, une dignité qui tiennent à l'écart l'afféterie et le pathos : « serrer la main, serrer la vie, /  pour l'empêcher de fuir / pour que tes yeux, pour que ta voix / ne meu­rent / dans mon regard, dans tout mon moi, / qui la serrent si fort ». Le poème est au dia­pason de l'atmosphère coite, feutrée de l'hôpital. Quelques mots suffisent — rare­ment une métaphore. L'investissement dans le langage est quasi nul. Il ne s'agit plus que de noter la vie telle qu'elle est encore, telle qu'elle va peut-être se fuir. Il n'est même pas question de tenter de conjurer la mort ; le poète sait combien ce serait vain. Et, chez Marcel Hennart comme chez Lucien Noul­lez, la poésie devient un exercice d'une ex­trême modestie, un carnet de bord familier — mais c'est vrai pour beaucoup d'auteurs aujourd'hui.

Laurent Robert

Lucien NOULLEZ, Escarpe et Contrescarpe, Esch-sur-Alzette -Trois-Rivières, Editions Phi et Ecrits des Forges, 2003, 120 p.