pdl

Critiques de livres


Raoul VANEIGEM
Les hérésies
Presses Universitaire de France
coll. « Que sais-je ?»
Paris
1994
n° 2838
128 p.

L'indomptable volonté de vivre

Aune époque où tout se présente comme donné, où le nécessaire ne s'embarrasse guère du nécessiteux, qu'est-il encore laissé à notre appréciation, à notre liberté de choix ? Peccadilles. L'imperium de la raison a re­couvert de sa prépotence jusqu'à l'ombre de sa contradiction. L'humanisme, à faire flèche de tout bois, s'est enfoncé une large écharde qu'une main tremblante s'efforce de guider vers sa cible. L'orthodoxie est par­tout, jusque et y compris dans le fait de s'y opposer. Il peut être de bon ton de dissoner, il peut être de bon goût de dégoûter. Que s'est-il passé ? Qu'est donc le temps devenu ?

C'est à ces belles réflexions que Raoul Vaneigem, par le truchement d'un passé de choix (haeresis, en grec), nous convie dans Les hérésies. Que celles-ci paraissent dans une collection universitaire, ligne du savoir et de la raison, eût pu faire sourire l'auteur du Livre des plaisirs1. Mais on goûtera la gageure de résumer en 123 pages plus de vingt-cinq siècles d'insoumission, plus de deux mille ans d'une histoire en marge qui ne laisse pas d'entraîner derrière elle un sillon de lumière. Qu'on ne s'y trompe pas. Si la somme des connaissances ici exposées a dû demander des années de recherches, il ne s'agit en rien d'un travail d'érudition, de savoir pour le savoir qui fixerait, une fois pour toute, l'encyclopédie de ce qu'il y a à connaître.

Bien plutôt retrouve-t-on chez Raoul Vaneigem cette jouissance d'arpenter les sen­tiers de traverse où affleure la vraie vie pas toujours si absente, où s'innervent les tissus capillaires du vivant qui, des gnostiques des cultes fusionnels aux sceptiques du 16esiècle, rendent au Libre-Esprit ses facultés de mouvement.

Si c'est l'orthodoxie qui fait les hérésies, Vaneigem sait montrer les dissidences et les courants divers — dont le christianisme — qui agitent déjà le judaïsme. C'est en 325, au concile de Nicée, que l'empereur romain Constantin, par pure raison politique, in­vestit le catholicisme en religion d'état. Dès ce moment, l'imposture, la falsification d'un passé que l'on voudra glorieux, imma­culé, ne le cédera en rien à l'infamie. Ce petit livre de Vaneigem démonte les rouages d'une machine infernale — inven­tion des apôtres, idéalisation de la vie du Christ, inexistence des papes au début de l'ère chrétienne, antidatation des textes de­venus sacrés, etc. — qui n'a eu de cesse d'imposer l'idéologie d'un appareil d'état. Bien sûr tout cela est montré trop rapide­ment. La résistance au christianisme est un mouvement de longue haleine auquel Raoul Vaneigem a déjà prêté son souffle et que l'on consultera avantageusement afin d'ac­centuer ses étonnements2. Fine analyse des structures idéologiques, ce livre sait mettre en évidence les impératifs économiques ou marchands — les intérêts — qui ont présidé à la mise en place tant des religions constituées que des hérésies, véritables contre-pouvoirs que l'emprise dogmatique n'a souvent pas épargnés. Histoire de la honte et du courage, de l'ignorance et de l'invention — c'est le propre de l'aventure humaine — Les héré­sies de Raoul Vaneigem fissurent le bloc monolithique de l'Histoire et, par-delà la conscience critique et l'embonpoint fin de siècle, raniment l'étincelle du merveilleux et excipent de l'indomptable volonté de vivre.

Pierre Vermeire

1. Réédité aux éditions Labor, coll. Espace Nord, n°87.

2. Le mouvement du libre-esprit, Ramsay, 1986 et surtout La résistance au christianisme, Fayard,
1993, d'où est issu ce « Que sais-je ? »