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Critiques de livres

Témoigner et réfléchir

Sous le nom de Rosetta, un ministre a lancé récemment une opération d'en­vergure pour développer l'emploi des jeunes. Imaginerait-on, semblablement, une opération Semira destinée à faire en sorte qu'un pays prenne enfin conscience du statut souvent intolérable auquel sont soumises nombre de personnes qui, croyant débarquer dans une terre d'asile, n'auront trouvé au bout du compte que les murailles et les grillages d'un Centre fermé pour étrangers ? Ou faudra-t-il encore un «meurtre d'état», pour reprendre l'expression des frères Dardenne, avant que s'élabore en Belgique, à l'égard des migrants de tous horizons, une politique respectueuse des droits des hommes ?

Avec Les mots et les murs, Hugues Dorzée et Jean-François Tefnin apportent une contri­bution utile à la réflexion. Leur ouvrage se compose de deux parties distinctes. Par ses portraits, photographiques ou littéraires, la première a valeur de témoignage. Les deux journalistes ont rencontré seize hommes in­carcérés dans les Centres fermés de Merksplas, dans la banlieue d'Anvers, ou de Vottem, près de Liège. Abdeslah, du Maroc, Berisha, du Kosovo, Kalombo, du Congo, Benoni, de Moldavie, tous ont raconté leur histoire, évoqué le destin qui les avait finale­ment conduits derrière les barreaux, avant de poser devant l'objectif de Jean-François Tef­nin. Le dispositif de prise de vue recourt au modèle de la photographie judiciaire : «le té­moin, de face, cadré à la taille, tient devant lui une ardoise servant à l'identifier». Ce n'est pas cependant un numéro de la Sûreté publique qui figure sur cette ardoise, mais un message, courte phrase ou dessin, tracé par le détenu lui-même. Dispositif de « subversion des images » aurait dit Nougé, qui vise, comme les récits consacrés à chacun, à rendre à l’étranger cadastré par la machinerie administrative son identité de sujet singulier. Un texte d'Anne Morelli cité dans la se­conde partie de l'ouvrage rappelle d'ailleurs que «lorsque les demandeurs d'asile avaient le droit de s'installer librement où bon leur semblait dans notre pays, en attendant la décision les concernant, leur expulsion s'est souvent heurtée à de fortes résistances dans la population belge», sensibilisé à leur sort parce que c'était à des figures devenues fa­milières et non à des cas administratifs que s'en prenaient les forces de l'ordre. La poli­tique d'enfermement aurait donc pour vertu première d'empêcher que s'établissent des relations entre les gens, afin d'éviter que la société civile, par de stupides réactions sentimentales ou humanitaires, ne vienne mettre en cause le bien fondé des raisons ra­tionnelles avancées par l'Etat... Jean-François Tefnin et Hugues Dorzée n'ont pas seulement voulu nous émouvoir par leur témoignage. Leur livre, qui tend à faire le point sur la question des Centres fer­més pour étrangers en Belgique, a aussi une portée critique et informative. A la lumière des réflexions sur la prison d'un Michel Fou­cault (Surveiller et punir) ou d'une Anna Harendt sur la Nature du totalitarisme, ils voient dans les Centres fermés «l'instrument d'une politique d'asile restrictive» où l'essentiel est de «renfermer, contrôler, et bannir». Avec la retranscription intégrale d'un entretien qu'il ont réalisé avec Stephan Schewebach, direc­teur général de l'Office des étrangers, ils nous livrent une sorte de chef d'œuvre d'humour noir, sans doute involontaire, — effarant, en tout cas, par la mentalité qu'il révèle (Mon­sieur Schewebach se permet notamment l'ex­pression de « grand guignol » pour désigner le président de la Ligue des droits de l'homme) ou par les informations qu'il laisse échapper sur la situation de non-droit qui a prévalu et prévaut sans doute encore, faute de contrôle démocratique régulier, dans les Centres fer­més (« Ce contre quoi, je me bats, ce sont les passages à tabac, ça j'en ai eu au début, mais j'ai mis cinquante types à la porte (...) le ra­cisme grandissait parmi le personnel. ») En retraçant, pour conclure leur livre, l'his­toire des mouvements d'opposition à ces Centres, ils rappellent que la « mobilisation citoyenne» continue et s'exprime notam­ment par des manifestations à Vottem, tous les mercredis et samedis à 16 heures.

Carmelo Virone

Hugues DORZEE et Jean-François TEF­NIN, Les mots et les murs. Questions sur les centres fermés pour étrangers, Bruxelles, Luc Pire, 1999.