pdl

Critiques de livres


Jean DERAEMAEKER
le Souci de rien
La lettre volée
1993
91 p.

L'écriture du fragment

L’aphorisme est soit une demi-vérité, soit une vérité et demie » (Karl Kraus). Sans cette compression ou cette expansion, ce re­trait ou cet excès qui le lestent d'un sens en plus ou d'un sens en moins (cf. Lichtenberg), l'aphorisme risque de n'être qu'une vérité tout court, relevant du truisme ou de la lapalissade. Le Souci de rien n'évite pas toujours cet écueil. Moraliste plus que phi­losophe, Jean Deraemaeker médite sur le néant qui fonde l'existence, à travers no­tamment les thèmes de la mort et du souci de soi. Il apprivoise (de loin) l'idée du sui­cide, s'en prend aux illusions de la philoso­phie, nous entretient de ses démêlés avec un Dieu qu'il n'en finit pas de liquider. Le fai­seur d'aphorismes n'est pas innocent : il re­vient sans cesse, pour l'interroger ou la compromettre, sur sa propre pratique, sur cette écriture fragmentaire mieux à même que bien des sommes totalisantes de rendre compte d'une expérience humaine elle-même en lambeaux.


Philippe DOHY
L'Ecriture est le golem
La lettre volée et Les éperonniers
1993
80 p.

La netteté de certains aperçus (« Chaque aphorisme est une petite catastrophe dans l'ordre de la pensée ») fait d'autant plus re­gretter que Jean Deraemaeker se laisse aller à des accès de misogynie : qualifier Marilyn d'« emmerdeuse » ou écrire « Vive les laides et les moches! Pour se consoler» vous ju­gent son homme. Très méfiant à l'égard des théories qui enferment la pensée dans la clôture de leur système, Le Souci de rien n'en développe pas moins lui-même le sys­tème d'un pessimisme qui paraît plus théo­rique qu'éprouvé, avec une rage presque voltairienne de ne pas être dupe qui est une autre forme de crédulité. Très justement, Jean Deraemaeker insiste sur le fait que la pensée n'est possible que lorsqu elle s'af­fronte à sa propre impossibilité, qu'elle est impensable sans le corps. Mais sa phobie de la dialectique — il trouve qu'elle fait les idées grises ( ?) —, surprenante chez un phi­losophe, l'empêche de retourner une pensée de l'anéantissement en nantissement du néant. Ne reste alors que le confort et le repos de la satisfaction : le « désespoir » est aussi une rente pour les vieux jours, ce dont même un Cioran s'est avisé sur le tard. «Je suis une surface textuelle» : l'incipit de L'Ecriture est le golem laisse craindre un tel-quellisme attardé, la suite se place (de trop près ?) dans le sillage d'Edmond Jabès (abondamment cité avec quelques autres), dont on reconnaîtra ici l'empreinte dans le ton oraculaire, de même que dans une thé­matique de la parole et de la mémoire, de l'absence et du Livre. Il s'agit d'un seul long poème de quelque septante feuillets, aux versets nettement séparés sur la page, peut-être pour y inclure matériellement une part de silence, et l'ouvrir à l'inquiétude de l'in­achèvement. Car « II n'y a pas d'histoire, car l'histoire a une fin, l'histoire porte l'espoir de la fin ; aucune chance, aucun espoir que ça finisse ou recommence [...] Il n'y a pas d'histoires, que des histoires inachevées, des bouts de vie que nous essayons de coller en­semble avec des phrases. » Philippe Dohy organise une polyphonie de voix anonymes où des je et des tu, des il et des elle s'appel­lent et se répondent, où se noue et se dé­noue un dialogue amoureux non toujours dénué d'humour.

«J'avais besoin de temps mais le temps n'est que la mesure de la patience, et je ne suis qu'impatience», lit-on aussi, et ce poème où une voix se cherche encore n'est pas mieux inspiré que lorsqu'il donne libre cours à cette impatience. Car s'il cherche à retrouver à sa source le secret du langage qui permettrait à nouveau de « nommer le monde », avouons préférer les moments où Philippe Dohy laisse les mots s'aventurer hors du champ clos du langage (où certaine modernité voudrait les tenir au piquet), pour saluer « la fraîcheur des filles, du prin­temps, des seins naissant, robes à fleurs, chemisiers d'été, filles volages et voltiges, vertiges sans danger, l'amour toujours l'amour, chansonnettes, baisers, faire danser les minettes, aller, venir, appeler, sourire, être tout en dents de scie, avoir le cœur qui chavire, et vire, et virevoltent les filles, de­moiselles aux longs cils, étreintes après la plage, corps en boîtes, baisers volés, froissés, jetés, recommençons demain... »

Thierry HORGUELIN