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Critiques de livres


Chantal MYTTENAERE
Le voyage en cargo
Bruxelles
Luc Pire-L'Hèbe
2001
229 p.

La vieille femme et la mer

Voyage, voyage...  Quitter la terre ferme, embarquer sur un bateau, s'élancer sur l'eau, s'imprégner des verts et des bleus des eaux du monde entier, détroit, canaux, mers, océans. Le rêve ! E la nave va !

Chantal Myttenaere nous embarque, elle, sur un cargo. Pour faire un film. Elle n'est pas seule à rejoindre ce monde d'hommes, cadres allemands, équipage philippin, sur l'immense cargo bleu et blanc qui trans­porte des containers d'Europe à l'Ile Mau­rice en passant par Port-Saïd. Sa compagne, Nin', est aussi son héroïne, celle qui va donner une nouvelle image des vieilles dames, une vraie héroïne qui donne à voir le monde autrement, qui montre que la vieillesse peut ne pas être l'époque des replis mais celle des découvertes. Pour la première fois, filmer une vieille dame et la mer et ce monde d'hommes inconnu sur un porte-containers anonyme.

Le voyage en cargo, sous-titré « carnet de bord », retrace trente-deux jours où le voyage devient galère : l'héroïne refuse de se laisser filmer, se montre sous un jour de vieille dame acariâtre et égocentrique de la pire espèce et, comble d'ignominie, s'achète une caméra digitale pour filmer elle-même la traversée. Le cargo modifie sans cesse le parcours prévu, le capitaine leur parle à peine (juste un « Mahlzeit » de circonstance à chaque repas) et la grande aventure de­vient punition et haine. Le respect et l'admiration affectueuse que semblait porter la réalisatrice à la vieille femme se mue en haine farouche et en détestation quotidienne. Profonde. Irréver­sible. Trente-deux jours à essayer de filmer une vieille coquette avare sans y arriver, ça vous aigrit la plus policée des réalisatrices. L'humour grinçant qui caractérise l'écriture de ce carnet est probablement la seule chose qu'aura pu sauver la cinéaste lorsque son projet a chaviré.

L'argument de l'histoire paraît un peu mince. Il l'est. On a du mal à comprendre qu'une maison de production se lance dans pareille aventure sans un minimum de ga­ranties. Filmer la vie sur un cargo, confron­ter le regard d'une femme et la vie des ma­rins, on peut comprendre l'intérêt du dispositif. Que ce soit une vieille femme, on peut imaginer pourquoi. Mais choisir une vieille femme qui n'a finalement aucune re­lation profonde ni avec la mer, ni avec le monde des marins, ni avec la destination du voyage, ni avec l'auteur, ça paraît un peu léger et ne peut guère conduire à des situa­tions fortes. Au-delà de ce point de départ peu convaincant (ne nous aurait-on pas tout dit ?), Chantal Myttenaere arrive à nous communiquer cette montée de haine, à nous faire ressentir les affres du créateur qui voit s'effilocher sous ses yeux son sujet. L'écriture est alerte, le rythme, soutenu, on n'a pas l'impression d'être sur un lent cargo mais dans les remous et les affres du ci­néaste qui ne peut accomplir son vœu de créateur qu'en passant à l'écriture.

Nicole Widart