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Critiques de livres


Georges THINES
Le voyageur lacunaire
Rodez
Chambon / Le Rouergue
2003
91 p.

L'univers en partage

Voilà un livre qui a bien failli nous échapper. Une petite merveille qui  s'était égarée dans la masse et qu'il était grand temps de découvrir. C'est vrai qu'il n'y a pas de moment privilégié pour lire un bon livre mais il faut d'abord avoir su le détecter et l'empêcher de tomber dans un oubli que la négligence ou la distraction amènent trop vite.

Georges Thinès nous entraîne dans les pro­vinces de l'histoire et du temps ; des plus reculées, celles où vivent les mythes, aux plus proches, qui nourrissent notre quoti­dien, en passant par d'autres où la part du réel se confond avec le tissu de la légende. Comme le note Thinès, il n'y a peut-être qu'une seule démiurgie à créer l'univers puis à l'inscrire dans les livres mais elle pro­voque une double lecture, irritante mais gé­nératrice car les imperfections constatées poussent à écrire et à écrire encore. Le poème surgit là où le divin manque de consistance. Qu'un récit nous hante depuis des siècles ou qu'une banale observation nous saisisse sur le seuil de la maison, c'est la perspective que nous lui donnons qui va amplifier sa résonance ; l'ordinaire et l'ex­traordinaire sont de la même essence. Empédocle s'est-il suicidé en se jetant dans l'Etna ? A-t-il voulu fuir cette tyrannie qu'il maudissait et combattait ou bien a-t-il voulu, lui qui se proclamait dieu, rejoindre l'éternité des dieux ? Et cette sandale re­trouvée au bord du cratère, est-elle l'indice oublié d'un crime ou un signe de colère, un rejet ?

Cet homme attend là, il a rendez-vous avec un autre qui va venir. Des siècles plus tard, on peut encore le voir attendre cette impro­bable rencontre qui n'a pas eu lieu car une coulée de lave a tout envahi et figé les vies à jamais.

Celui qui habite la maison la plus au nord de l'Empire voit depuis quelques jours les soldats construire, juste au-delà de sa pro­priété, un immense mur. Curieuse initiative car tout le monde prétend qu'il n'y a, plus loin, rien d'autre qu'un désert ; érige-t-on des fortifications pour se protéger d'un dé­sert ?

Quelle vie a un homme qui ne pense qu'à la mort et au suicide ? Quelle carrière post­hume pour un auteur dont on ne connaît que des fragments et qui n'a, ô ironie, écrit que des fragments ? Quels sentiments ani­ment le faisan qui picore sur les bas-côtés pendant que sa poule qui s'est aventurée sur la route s'y fait écraser ? Ou ce dîner dans la salle à manger d'une maison dévastée, d'une ville dévastée par les bombardements, qui a désormais des allures de terrasse surplom­bant les ruines.

Borges donnait le vertige en manipulant l'imaginaire, Thinès utilise son érudition et un regard acéré d'expérimentateur pour lire le quotidien dans sa facette étonnante, trou­blante ou merveilleuse. Au fil de cette ving­taine de brefs et denses récits, il décrypte autant qu'il décrit mais sans jugement et sans froideur, avec cette lucide bonhomie qui sait que l'illusion est le produit des sens. L'image et le réel se confondent parfois ; il faut scruter pour découvrir ce qui compose un silence.

Jack Keguenne