pdl

Critiques de livres


Philippe LEKEUCHE
L'existence poétique
Nîmes
Cadex Editions
collection « Marine »
1995
80 p.

L'essence de l'homme

La poésie est un art risqué, voire déses­pérant. En France et en Belgique francophone, si elle préserve son prestige et son statut symbolique de genre des genres, elle est peu lue et la diffusion d'un recueil ou d'une plaquette demeure extrêmement confidentielle. Quiconque s'y adonne devrait donc s'y montrer pur et nu : il ne doit rien espérer qui ne tienne égale­ment du symbole ou de l'illusion. Le risque est encore d'une autre nature. Avec une constance que ne recèlent ni le roman ni le théâtre, la poésie se met, depuis plus d'un siècle, radicalement en cause, et n'a de cesse de s'interroger sur ses fins et moyens. En forçant à peine le trait, on peut croire que tout recueil réinvente le genre, que tout poème s'érige en Art poétique im­plicite. Il ne s'agit plus de préciser comment écrire ni de fixer des règles de composition que l'orthodoxe censeur se garderait bien de suivre. Certes, avec Corbière ou Mallarmé, la poésie n'en dit pas moins le monde et l'homme dans le monde ; mais elle s'avère surtout autoréflexive, déclinant d'un son­net l'autre maintes affirmations d'elle-même et modulant des essais de définition ostensiblement bancals, à jamais imparfaits. Dans un recueil récent, l'interrogation qui se fait jour peut sembler plus fondamentale, car elle épouse particulièrement les incertitudes d'une époque en panne de repères, sans va­leurs stables auxquelles se fier. Elle n'est pas nouvelle pourtant, si l'on veut la déceler chez un Hölderlin se demandant « ...et pourquoi des poètes en temps de détresse ? » Au delà d'un simple pourquoi écrire ?— qui est un pourquoi vivre ? —, elle impliquerait, comme le sou­ligne Heidegger, que le poète dise « l'essence de la Poésie ». C'est à ces enjeux essentiels que Philippe Lekeuche a tenté de se confronter dans L'existence poétique, livre d'une ambition et d'une gravité rares. Scindé en trois séquences (La Poésie, Le Poète, L'Homme), l'ouvrage effile les liens qui unissent au Verbe l'individu et qui le font exister ou, pour le moins, qui lui permettent de mime(r) (s)a vie. Si l'écriture n'est pas la vie, elle offre un moyen de ruser avec le Temps qui, pourtant, tient la gomme et triomphe de tout :

Aujourd'hui je fais des vers, je vais

Vers le néant de ce mot perdu.

Autrefois je vivais, j'écrivais

Qu'il vente ou pleuve. Je ne suis plus

Que l'action. Le Temps, cet anonyme.

Efface mon nom....

Recourant aux vers syllabiques rimes dans le dernier volet du triptyque, dédié à Ma­deleine Gevers, l'auteur pratique par ailleurs le vers libre. A cet égard, la pre­mière partie paraît la moins réussie, s'y ré­pétant à l'excès la préposition en — « en la paume bleue », « en l'azur », « en la ronde ébauche », etc. — comme si la beauté de l'agencement des mots bruts ne suffisait, comme s'il fallait poétiser par surcroît pour signaler le genre exercé. De même, cer­taines paronomases comme « j'attendsI j'at­tente au Temps » ont dû, un jour, être in­ouïes... Dans la section dévolue au Poète, en revanche, se déploie un lyrisme plus âpre, moins affecté. Dépourvus de tout bric-à-brac décoratif, les vers servent au mieux la quête tortueuse et violente de l'écrivain, sa vision sans naïveté d'un homme qui est d'abord « larve » vouée à un « labeur » sans terme ni sens hormis l'in­vention d'une identité, hormis la capacité de dire je. Or, par avance, le jeu se fausse par la fracture du sujet Le mot je n'a plus de lieu mais il existe (...)

 Il flotte au-dessus de moi.

Je crains que les loups de ma nuit ne le bou­tent hors de lui.

Ils ont des regards de glaive (...)

Ils m'ameutent dans mes phrases

Et c'est la curée !

Alors que « l'instant du Poétique » naît asso­cié à « l'idée de mettre fin à (s) es jours », il n'y a pas, dans L'existence poétique, de complai­sance pour le malheur ni pour les paradoxes tragiques qui émaillent ce parcours au plus profond de l'homme et de la création. Les leçons du bonheur ne suscitent pas davan­tage un enthousiasme aveugle puisque fait défaut la « pièce du puzzle », la dernière chose juste que cherche le poète et qui échappe aux catégories et aux jugements usuels, qui se nourrit de ses hésitations à dire — à connaître, à vivre. On s'en convainc dès lors aisément : lire Lekeuche s'impose moins pour découvrir une poétique neuve que pour en apprendre sur soi-même.

Laurent Robert