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Critiques de livres


Béatrice LIBERT
Une enfance au creux des mots
Charleroi
Couleur livres
2005
104 p.

Le temps et le tablier

Le souvenir est un poète : nous ne le disons peut-être pas tous avec ces mots-là, qui pourraient appar­tenir à Proust si la formule était moins banale, mais nous l'éprouvons, le vivons tous les jours. Notre mémoire heureusement sélective nous épargne souvent le rappel des événements négatifs ou ad­verses de notre existence. Du moins voulons-nous le croire et c'est déjà énorme car cela permet de continuer à vivre. Béatrice Libert, en tout cas, plon­geant au plus lointain de son passé avec le recueil de récits Une enfance au creux des mots, tendrait à nous en persuader tant cette enfance qu'elle évoque n'offre que des morceaux choisis du plus pur éclat. Ce qui frappe à la lecture de ces pages, c'est la constance de la ferveur chez la narratrice. Qu'elle s'attache à évoquer des paysages très précis parfois dans leur tracé, avec la Meuse et ses re­flets d'autrefois, Amay, nommé et décrit jusqu'à sa topographie, le calendrier de ses activités et les mots familiers de ses enfants, les couches superposées du temps qui n'effacent pas ce passé qu'elles transforment parfois considéra­blement, des lieux de jeu ou franche­ment imaginaires et ces personnages tutélaires d'une enfance très entourée mais toujours singulière que sont les parents ou les proches, elle témoigne du même enthousiasme. On respire un parfum de Colette quand elle reprend ce refrain des mères inquiètes — où sont les en­fants ? — ou qu'elle oppose le jardin du haut à celui du bas, davantage encore quand elle conte son enivrement pre­mier à lire, à dire certains mots à goût d'oseille comme L’acide acétylsalicilique scintillant sur l'un des bocaux de la pharmacie paternelle. C'est alors qu'elle aurait avancé « en terre d'écriture », en terre de poésie. Mais, au-delà de tout ce rose de souvenirs charmants, peuplés d'institutrice artiste, de grand-mère bonbon, de voisine à merveilles, un mo­ment d'histoire se devine. Ce qui, sans amertume chez la mémorialiste, permet une remise en perspective de ce que pouvaient être alors les limites de tous ordres, comme l'éducation des filles dans un milieu provincial sinon confiné, où la religion et le sexe demeuraient un

tabous, en un temps où une mère et une fille ne se connaissaient guère et où le père demeurait bien lointain. Il faut beaucoup de poésie en effet pour colorer ce monde de l'enfance, mais Béatrice Libert semble tellement à l'aise pour évoquer un père privé de voix et une mère indisponible qui n'a pas « de­mandé à avoir cinq enfants », et même la découverte d'une « glande poubelle » à la puberté, qu'elle nous persuade du bonheur d'écrire, découvert dès une en­fance où elle a définitivement choisi d'être cet « ornithorynque paradoxal » qu'elle veut demeurer. Il lui suffit, semble-t-il, d'enlever son tablier d'écolière, de pensionnaire, de ménagère, mais de le conserver sous les yeux, ac­croché à la bonne place dans la mé­moire, pour s'échapper au plaisir des mots.

Jeannine Paque