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Critiques de livres

Nicole Malinconi
La porte de Cézanne
Noville-sur-Mehaigne
Esperluète éditions
2006
18 p.
Ill. de Jean-Gilles Badaire.

Porte poétique en prose
par Laurent Demoulin
Le Carnet et les Instants n° 148

Nicole Malinconi est l'écrivaine qui donne la parole à ceux et celles qui n'y ont pas droit : les mères perdues dans un hôpital voué au silence, les déshérités dans l'attente, le père étranger, les enfants ou les prostituées. Aujourd'hui, voilà qu'avec délicatesse, elle confère le don de langage à un objet : une porte. Certes, le thème de la porte a donné lieu à de nombreux récits allégoriques. Le thème, oui, mais la chose? Je ne vois guère, avant cette Porte de Cézanne, qu'un poème de Francis Ponge intitulé «Les plaisirs de la porte» pour se consacrer à cet objet familier sans lui conférer une quelconque valeur symbolique.

Et c'est bien de poésie qu'il s'agit ici aussi. Pourtant, la voix de Nicole Malinconi se reconnaît à l'oralité qu'elle charrie, à ses tournures familières, à l'emploi du pronom «on», au recours à la phrase nominale et à d'autres procédés qui se rencontrent en général surtout dans le roman. Or, précisément, dans les petits textes en prose de La porte de Cézanne, Malinconi a réussi à muer son style narratif en écriture poétique.

La poésie ici se joue d'abord dans le lien qui unit texte et dessins, comme dans tous les livres publiés aux éditions Esperluète. Les encres de Jean-Gilles Badaire, qui sont joliment imprimées sur des pages quasi transparentes, sont presque abstraites, mais on peut y voir, en effet, des porches, des arcades ou des portes, si bien qu'une espèce de dialogue troué se noue entre les mots de Malinconi et les dessins de Badaire. Il ne s'agit ni de paraphrase, ni d'illustration, mais d'un jeu d'interprétations réciproques. Ensuite, la poésie se niche dans le regard original que Nicole Malinconi pose ici sur le monde. L'écrivaine nous fait prêter attention à un objet réduit d'habitude à son rôle utilitaire : ces portes, qui protègent nos individualités et nos biens dans un monde égoïste, deviennent presque mystérieuses, insolites, douées de vie.

Enfin et surtout, la poésie naît du traitement du langage. Elle s'entend non seulement au rythme sensible des phrases, posées, pleines de silence et de répétitions, apaisantes et graves, comme dans les textes narratifs de Malinconi. Mais elle gît aussi dans de minuscules accidents de langage, de modestes réflexions linguistiques. Relevons ainsi, dans la phrase liminaire, ce jeu de mots à propos de l'expression «allant de soi», qui s'applique en même temps à la pensée de la porte et à son mouvement dans le réel. Et, dans le cours de la même phrase, soulignons également l'implication, quant aux mots «dedans » et «dehors», de la position de l'homme vis-à-vis de l'objet : «Rien de plus inaperçu qu'une porte, de plus allant de soi, on pourrait dire; tirée ou poussée par celui qui va ou vient, entre ou sort, tout occupé à entrer ou à sortir sans la prendre en considération, elle, sans même poser le regard dessus, oubliant son existence; sans quoi, pourtant, il ne pourrait pas dire qu'il est dedans ou dehors, condamné qu'il serait à se tenir dans un non lieu anonyme, ni entré ni sorti, errant dans le neutre, étant nulle part, finalement.»