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Critiques de livres

Françoise Mallet-Joris
Ni vous sans moi, ni moi sans vous
Paris
Grasset
2007
281 p.

Combinatoire
par Ghislain Cotton
Le Carnet et les Instants n° 150

Qu'est-ce qui fait la différence entre les feuilletons télévisés sentimentaux à grande consommation et ce roman de Françoise Mallet-Joris ? Si les scénarios relèvent des mêmes mécanismes, ce qui différencie radicalement le livre, c'est bien entendu le talent de l'écrivain, mais surtout la finesse des analyses et la prospection en profondeur de sentiments et de personnalités dont le petit écran se contente de livrer des standards souvent affligeants.

On sait depuis longtemps que Mallet-Joris est capable de tout. Entendez par là qu'elle réussit dans tous les genres littéraires une carrière de près de soixante ans, commencée précocement et, comme on sait, avec une audace qui offusqua l'époque. Depuis, tout fait farine au bon moulin de celle qui « aurait voulu jouer de l'accordéon » : du roman toutes directions à l'évocation historique, à l'essai, à la chronique autobiographique, à la nouvelle ou aux paroles des chansons pour Marie-Paule Belle. Ni vous sans moi, ni moi sans vous, le titre du présent roman, extrait d'un lai de Marie de France, annonce la couleur : voilà bien un roman d'amour ou, mieux encore d'amours, puisqu'il s'agit, selon les lois du genre feuilletonesque, d'une combinatoire.

Ce que le dictionnaire définit comme la « combinaison d'éléments qui, formant un ensemble, ont des positions relatives variables ». On ne saurait mieux dire. C'est au bord des étangs d'Ixelles que s'ouvre le roman. Avec vue sur la Pagode, une vaste maison composite où feu l'architecte Bram van Stockel a exprimé en même temps que sa nostalgie pour un Art nouveau, alors en perte de crédit, son amour des japonaiseries. Dans cette demeure excentrique vit aujourd'hui Marc, son « neveu » (en fait, son fils) avec Siggi Heller, fils de commerçants en bonneterie qui, bon gré, mal gré, se sont faits à cette relation homosexuelle.

Ils ont eu pour vendeuse Tania, mélange de bonne volonté et de gaucherie, vivant avec Gérald, praticien de l'immobilier et égoïste ordinaire enfoncé dans ses habitudes comme dans la musique horlogère de Vivaldi qu'il révère. Evelyne, sa femme légitime l'a quitté naguère alors que leur fille Julia était encore une enfant. On approche là un des axes majeurs de cette construction romanesque : qu'est devenue cette mère dont Gérald dit n'avoir plus de nouvelles à Julia qui veut en savoir plus ? Et pourquoi Gérald n'a-t-il jamais songé à proposer le mariage à Tania qui se morfond ? Autre foyer de fièvres en sens divers : la décision de Marc et Siggi de profiter de la toute récente loi sur le mariage des homosexuels pour passer bravement à l'acte. Si les parents de Siggi acceptent la chose, ce n'est pas le cas de Jeanne van Stockel qui introduit dans le roman une personnalité rêche et tout en aigreur. Elle est la veuve de Kobe van Stockel, père officiel de Marc et frère de Bram qui, dans un moment d'égarement, a fait cet enfant à sa belle-soeur en tout début de veuvage. L'idée, insupportable pour elle, de voir son fils « posthume » la ridiculiser publiquement par ce mariage nous vaut une scène épique, furieuse et paradoxale au cours de laquelle elle tente par tous les moyens de convaincre le prêtre, familier de la famille, de déjouer l'entreprise. En vain : « Le Père Lacaze était un homme patient et désabusé, habitué au harcèlement de mégères cultivées et opulentes (les pires !)… » et qui ne se dit pas étonné qu'avec une mère pareille, Marc ait pris les femmes en horreur. On retrouve dans ces lignes, comme à travers tout le roman et d'ailleurs toute l'œuvre de Mallet-Joris, le ton et les notations, furtives ou non, dont elle use pour brocarder l'univers conventionnel et arrogant d'une certaine bourgeoisie qu'elle a fuie d'emblée. Du reste, la topographie du roman n'est pas innocente. Elle se distribue depuis l'avenue Louise et les étangs d'Ixelles vers des quartiers plus populaires selon une logique en parfait accord avec les personnalités et l'action en cause. Dans ce microcosme romanesque, riche en développements inattendus comme en portraits subtils, et régenté par les intermittences du coeur, chacun, ou presque, finira par trouver la place méritée par sa quête de vérité et sa puissance d'amour.