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Critiques de livres


Myriam MALLIE
La mort de Gilgamesh
photographies de Nina Houzel
Esperluète éditions
2005
154 p.

Les chants de l'adieu

Vous souvient-il de L'épopée de Gilgamesh, ce poème-fleuve de près de trois mille vers, écrit en Babylonie et qui, d'emblée célèbre, connut plusieurs versions, la plus an­cienne remontant à la fin du deuxième millénaire avant Jésus-Christ, la plus ré­cente à environ 250 avant Jésus-Christ ? Myriam Mallié, conteuse et poète, a souvent raconté l'histoire de ce puissant roi d'Uruk, conquérant et grand bâtis­seur, qui, dévasté par la mort de son in­séparable ami Enkidu, son double, son frère, abandonne tout, part comme on s'enfuit, et entreprend le plus long, le plus aventureux, le plus éprouvant des voyages, à la recherche du vénérable Uta-napistî, qui détient le secret de l'immortalité. Il en reviendra des années plus tard, transformé, apaisé. Pour son premier roman, elle se porte au chevet de Gilgamesh mourant et imagine ses dernières méditations et les chants intérieurs de ceux qui le veil­lent : Sînleqe'unnennî, le scribe fidèle ; Shamat, l'épouse, l'amante, la prêtresse. La voix du scribe s'élève la première, at­tentive et désarmée. Je n'ai vécu que dans la contemplation et le service du roi. Il meurt et me laisse. Je le regarde partir. Mes tablettes sur mes genoux pèsent, inu­tiles. L'ai-je aimé ? L'heure est belle, dou­loureuse. Elle imprime en moi des traces lourdes.

Celle de Shamat dit la souffrance du dé­part de Gilgamesh, le désespoir sacca­geur, le refus de voir le monde tout ce temps où elle ne sortait qu'à la nuit tombée, puis le gel de l'indifférence que fendent lentement, patiemment, les pa­roles du scribe. Oui, me disait-il, il a emporté une de tes vies avec la sienne. Tu en as d'autres, qui germent autour de celle-là que tu crois disparue. Le vide te tient. Un jour, tu sentiras sa fraîcheur né­cessaire comme nos ombrages dans la cour. Tu sentiras sa chaleur, tu sentiras sa dou­ceur, sa nouvelle ampleur. Tu la sentiras. [...] Le monde existe, qu'il y soit ou qu'il n'y soit pas. Ta pensée peut maintenant embrasser le proche et le lointain, la pré­sence du monde et l'absence du roi. Ta conscience devient double, ta douleur peut accepter la joie d'exister. L'une n’empêche pas l'autre. C'est un grand bien. Encore près d'eux mais s'éloignant déjà, Gilgamesh, couché, immobile, revoit si­lencieusement sa vie, ses folles ambi­tions, sa passion du pouvoir, son arro­gance poussée jusqu'à défier les dieux. Dérision ! Conquérir, construire, agir, et après ? Il revit le déchirement de la mort d'Enkidu, sa marche sans trêve, portée par une rage à vif, qui ne s'arrê­tera que lorsqu'il aura retrouvé Uta-na­pistî, et pourra revenir à Uruk avec le secret, jamais encore livré aux hommes, de la vie sans fin. Mais, arrivé au pied des remparts de sa ville, il se fera déro­ber par un serpent le précieux fruit de l'immortalité...

C'est Sînleqe'unnennî qui prononce les derniers mots, baignés d'une lumière mélancolique. Il connaît sa mission : écrire l'épopée de son roi. Célébrer ses exploits, graver ses douleurs et, lorsque vient la mort, la poignante douceur du consentement. Car la vie ne sert qu'à une chose : apprendre à perdre, à accepter

Scandé par les photographies de Nina Houzel, qui épousent admirablement le texte, le roman de Myriam Mallié a la beauté d'un chant d'adieu, qui part de la légende pour approcher les mystères de l'âme, de l'amour, de la vie, de la fin.                                                                                                        

Francine Ghysen