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Critiques de livres


Gérard ADAM
Mama-la-Mort et Monsieur X
Luce Wilquin éditrice
1994
190 p.

L'accomplissement

Dans le « climat pisseux de ce pays merdeux », un médecin se laisse gagner par la déprime. Ne croiser que des profils veules dans le métro — il est l'unique médecin de son hôpital à ne pas avoir d'auto —, accompagner des vieillards dans leurs derniers moments, avoir pour compagnon de misère et de solitude un chien atteint par la teigne, supporter les vexations et les mesquineries de son supérieur, enfin, partager les soucis professionnels de sa femme, rédactrice free-lance dans un magazine féminin : ce Golgotha personnel et quotidien ne lui donne qu'un goût amer de vacuité et de désillusion. Pour s'en évader, il replonge dans ses souvenirs d'Afrique, où il fut coopérant, - - les chansons de Prince Doudou adressées à Mama-la-Mort, la plage aux hippopotames, les safaris... Deux figures muettes vont le sortir cependant de cette léthargie. Romain Hickx, son ancien professeur de mathématiques, dont il détestait farouchement le prosélytisme triomphant, aujourd'hui frappé d'apoplexie, occupant le box 13 de la salle dont il a la charge : vient-il le narguer jusque sur son lit de mort ? Et cette fille au regard absent, retiré comme le sien dans on ne sait quel ailleurs, et qu'il rencontre quotidiennement dans le métro — par quel lien secret et silencieux peut-il espérer la rattacher à lui ? Difficile de résumer ce roman où il se passe beaucoup de choses sans qu'aucune ne se détache particulièrement. On suit le narra­teur dans le quotidien immédiat, on voit venir avec lui tout ce qui occupe la vie, des gestes futiles aux pensées existentielles, en­tremêlées comme elles le sont toujours, sans ordre et pourtant sans hasard. Il faut sans doute pour créer une telle impression une grande maîtrise de la narration intérieure. Et Gérard Adam a su la doter d'une voix singulièrement émouvante. Empreinte de cynisme vis-à-vis des autres et de dérision sur elle-même, à la fois grandi­loquente et pudique, bouffonne et tendre (par exemple, devant une infirmière en rogne, elle se veut caressant « le sein dans le sens du lait » !), cette voix qui dit « je » dé­voile sans avoir recours à l'explication ses aspirations manquées et sa désillusion. Sorte d'inspecteur Canardo, de Roquentin sentimental, personnage sorti d'un film de Téchiné ou de Sautet, ce narrateur-méde­cin, dont les expériences coïncident avec celles que nous connaissons de l'auteur, s'inquiète en outre de la nécessité et de l'envie d'écrire. Il nous confie qu'il a pu­blié, il y a déjà longtemps, une nouvelle, bouteille qu'il a jetée à la mer mais que la marée aura refoulé sur son île. Maintenant que tout part en désuétude, l'écriture le ta­raude à nouveau, et l'on pressent que le récit qui est en train de se lire est une forme de réponse et de preuve à ses interrogations. Qu'en penser ? Le narrateur sent bien qu'il n'est pas Proust et se console en se disant que pour un Proust il faut mille auteurs qui ne passeront pas à la postérité. Toutefois, il n'est pas que la postérité qui importe. Le lec­teur aime à ce qu'on le prenne, lui aussi, comme un interlocuteur silencieux et intime, révélateur de qui cherche à s'accomplir.

Sémir Badir