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Critiques de livres


Philippe BLASBAND
Max et Minnie
Paris
Gallimard
1996
130 p.

Equation menteuse

Enfant est celui qui ne sait pas parler ou pour qui, du moins, le langage institué conserve une part mysté­rieuse. Le petit Max, dans le nouveau roman de Philippe Blasband, s'étonne et s'émer­veille des formules figées que les adultes em­ploient tout naturellement quand lui-même, n'en saisissant pas la pertinence, s'ingénie à chercher une motivation réaliste à ce qui n'est que convention verbale. S'il constate que sa mère n'est pas « à prendre avec des pincettes », c'est pour imaginer aussitôt « d'immenses pincettes qui agrippaient les gens aux épaules et les soulevaient jusqu'à deux mètres du sol ». Son ingé­nuité ne se marque pas seule­ment dans son rapport aux mots, mais aux choses également que ceux-ci désignent. Par exemple, à quoi ça ressemble, un mort ? La réponse vient par l'expérience du toucher : « C'était froid, un peu humide, une sensation étrange, pas tout à fait désagréable, comme la peau d'une gre­nouille. » Le signe s'étant chargé de sens, il ne s'agit pas de racon­ter des salades quand un autre enfant, à son tour, veut savoir. Max pourrait bluffer son cama­rade de classe, recourir à une imagerie de film gore, pour dé­crire un cadavre violet, grouillant de vers qui s'échappent de ses narines. Mais il sait que l'autre pourrait avoir l'occasion de véri­fier ses dires et que cette épreuve risquerait de le discréditer : en même temps qu'il s'initie au sens des mots, il prend donc conscience des contraintes, sociales, épistémologiques, de la vérité. Car le langage est une question de lien entre les êtres : chacun a le sien, porteur d'inconnu. A la mort d'un oncle dont il ne soupçonnait même pas l'existence, Max fait la connaissance de sa cousine Minnie. Pour ce petit garçon obèse, boulimique, renfermé, qui vit seul avec sa mère, la gamine est une énigme incarnée, d'autant qu'elle se montre en tous points dis­semblable à l'image qu'il a de soi même — elle, anorexique et maigre, autoritaire jusqu'à l'agressivité, et qui le mord encore bien, sans raison, juste pour établir le contact, comme d'autres disent bonjour. C'est chez elle, pour­tant, qu'il devra désormais aller jouer tous les mercredis. C'est elle, avec ses drôles de ma­nières, qui l'apprivoisera peu à peu comme elle l'avait déjà fait du rat qu'elle garde encagé dans sa chambre. Et c'est à son propos encore qu'il graffitera un jour dans les toilettes de l'école l'équation canonique : Max + Minnie = A.P.T.S.D.

On pourrait ne voir dans ce roman que la nième évocation nostalgique du vert paradis des amours enfantines. C'est d'ailleurs Max lui-même, devenu adulte, qui entreprend de ra­conter sa relation avec Minnie, au moment où, séparé de sa femme, il songe à l'échec que fut son mariage et, peut-on le supposer, au cours différent qu'aurait pris sa vie s'il n'avait pas un jour été brutalement écarté de sa cou­sine. La grâce dont son récit est empreinte doit beaucoup à la jus­tesse constante avec laquelle le narrateur épouse le langage des enfants pour rendre compte, avec un humour léger, de leur point de vue sur le monde, de leur ima­ginaire propre, de la façon dont se noue leur idylle. Mais s'il nous émeut à ce point, c'est aussi parce qu'il parvient, avec une grande économie de moyens et beau­coup de délicatesse, à toucher à quelque chose d'essentiel, une blessure fondatrice que les mots restent impuissants à nommer. Loin de toute mièvrerie, le livre tendre et cruel de Philippe Blas­band nous rappelle que c'est de­puis toujours que la parole manque aux enfants, même s'ils deviennent grands.

Carmelo Virone