Jean-Claude PIROTTE
Mont Afrique
Le Cherche-Midi éditeur
1999
160 p.
Le silence des mots
Comment appeler ce qui se présente comme le dernier roman de Pirotte ? Tout se passe comme s'il y relisait tout ce qu'il a auparavant écrit ; cette image d'une relecture critique (examen de conscience ?) de l'écrivain par lui-même est suggérée par le glissement du je (à l'intérieur de l'histoire, il y participe) au il (cantonné à l'extérieur de l'histoire). D'où l'effet de distance ici observé : désir d'y voir plus clair, et boiterie (de l'acteur au spectateur). Voyons ce que relit Pirotte en son discours « litanique » et désordonné, comme il est de nonchalante règle chez lui. La quête amoureuse toujours à entreprendre. La mise à mort symbolique de la mère : « le caillou lisse et dont la pointe est polie jaillit de ma main droite pour frapper ma mère au front. » L'invétérée prédilection pour le bleu des peintres, les aligotés bourguignons, les genièvres hollandais. L'aveu d'une boiterie protéiforme : d'un amour l'autre, de la vie à la fiction : comment « vivre, alors que la fiction nous domine et nous étouffe » ? Disposerait-on de plusieurs vies ? Qui est-on ? On le sait de reste : « Je ne suis que la créature ignorée d'un romancier prodigue (Dhôtel, Audiberti, Queneau ?), ce n'est qu'à ce titre que je me trouve "en vie" ». La monomanie de la citation, et le texte rebondit de Perros à Butor, de Milosz à Follain, de Chardonne à Thomas.
La certitude de ne jamais voir son nom figurer au frontispice d'œuvres complètes : « je n'achève jamais les histoires que j'entreprends de raconter. » Les trafics louches avec un Verdi débarqué de Boléro ou d'ailleurs. Les brusques cavales. L'assurance que le contraire est l'identique. Le goût des musiques. La fidèle pratique de l'oxymore, révélatrice d'un penchant (c'est peu dire) pour le paradoxal. Le choix de la pudeur, quand on avoue une âme de midinette. Comme en chaque livre, Pirotte dirait tout et son contraire ? « Je dis cela mais il est aussi vrai que je n'en crois rien. » Parlerait inlassablement pour ne rien dire ? « Je ne raconte rien, il n'y a rien à raconter... » Voire. Car ce livre, étiqueté roman, raconte quelque chose. Une intrigue irrigue, parfois au grand jour, parfois souterrainement, ces pages ; même si le narrateur professe : « Je ne peux pas écrire de romans... » Certes, puisque la vie est romanesque. Anna, cette mineure enlevée par le narrateur et qu'il entraîne dans ses rêveries et ses cavales — quelle douloureuse histoire où se devine une jeune fille, Anne, enlevée à l'été 62, épousée, suicidaire, morte à 24 ans : « je l'ai emmenée chez sa grand-mère dans le nord, ensuite je l'ai épousée, ensuite elle est morte. » Ce livre raconte si bien quelque chose qu'à plusieurs reprises l'Histoire y montre le bout de son nez ; il prend si décidément une allure de roman qu'on le surprend à décrire physiquement un personnage.
Mais l'essentiel n'est pas de s'inféoder peu ou prou à un genre littéraire. Il est de célébrer l'art de la fugue : « Aucune vie possible sans école buissonnière. » Barnabé, en qui nous reconnaissons l'enfant Jean-Claude, sera traînard et fugueur pour « tourner en rond ». Pour échapper à l'enfermement. Pour, comme le narrateur, défier l'impossible. Pour « parler pour ne rien dire » en espérant « tout dire en un seul mot, mais lequel... ».
Ce mot, Pirotte se l'était promis. Nous l'espérions : « C'était l'époque où mon faux père, le légitime, à qui je redoutais tellement de ressembler, vivait encore. Mais nous n'avions jamais eu rien de commun (mis à part, peut-être, une chose que je dirai si j'en ai le courage). » Le courage, ou l'impudeur ? De toutes façons, « on est toujours privé de père quoi qu'il arrive. Privé de mère aussi, n'en parlons plus. » Pareille décision est tout, chez Pirotte, sauf irrévocable. A moins que cette montagne, Mont Afrique, comble les combes qui n'arrêtent pas de se creuser dans les livres de Pirotte — autant de métaphores d'un manque irréductible.
Pol Charles