pdl

Critiques de livres

Complètement Seuphor

Seuphor, dans nos lettres, est le paran­gon du monument historique. Non pas l'homme de 95 ans qui continue inlassablement à mener à Paris sa vie artisa­nale de poète et de plasticien. Non le jeune enthousiaste (on l'appelait alors Fernant Berckelaars) qui choisit un jour son destin en se rebaptisant lui-même, d'autorité, avec l'anagramme d'Orpheus. Mais ce person­nage des synthèses académiques qu'on fige une fois pour toutes dans son rôle d'anima­teur de l'avant-garde anversoise, en n'omet­tant pas de lui associer, chaque fois, la revue qu'il dirigeait dans les années 20, Het Overzicht. N'aurait-il plus rien écrit d'intéressant depuis lors ?

Les critiques d'art sont plus généreux, qui lui accordent une existence plus longue. Il est vrai que les essais qu'il a publiés, après la seconde guerre mondiale, sur L'art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres (1949), sur Piet Mondrian (1956) ou sur La peinture abstraite en Flandre (1963) lui assurent encore une belle réputation, tandis que son propre travail de plasticien lui a permis d'être présenté dans les principaux musées du monde.

L'homme des images avait éclipsé celui qui proclame pourtant sa Vocation des mots. Le commerce de l'art aidant, seuls les textes qui correspondaient à son historiographie conve­nue les recueils avant-gardistes, donc — étaient réédités : L'éphémère est éternel (une pièce dont Mondrian avait conçu les décors) ou Diaphragme intérieur et un drapeau. Des cinq ou six romans écrits depuis 1938, plus de traces. Quant à la poésie... C'est par les milieux de l'art, encore une fois, qu'on avait de temps à autre des nou­velles de l'écrivain : un livre pour collectionneurs édité à Milan, une plaquette en Alle­magne ou d'élégants petits volumes à tirages limités publiés à Nantes par la galerie Convergences permettaient aux amateurs de suivre sa production récente. Aujourd'hui, enfin, les dix volumes de Poé­sie complète parus chez Rougerie permettent de mesurer l'ampleur et surtout la vivacité d'une démarche ininterrompue, dont on pressent qu'elle a sous-tendu, fécondé, interrogé, toute la recherche esthétique, morale, spirituelle de Michel Seuphor, qu'elle est pour lui un viatique quotidien. Le sentiment de continuité est tel, d'ailleurs, que l'auteur n'a pas voulu que ses poèmes soient rassemblés dans l'ordre chronolo­gique, mais plutôt selon l'importance que les recueils présentaient à ses yeux. Ainsi, le premier volume (Le jardin privé du géo­mètre) réunit des textes écrits entre 1974 et 1976, tandis que soixante ans séparent la matière du second, Ambulando (1988), de celle du troisième, Lecture élémentaire, qui remonte à 1928.

« Quel toboggan ! » comme l'écrivait Seu­phor à René Rougerie, au moment de dres­ser la liste des livres à paraître. (On peut lire, dans un numéro spécial de la revue Poé­sie Présente, le beau récit fait par l'éditeur de sa rencontre avec le poète.) Quelle constance, pourtant, d'un âge à l'autre de la vie ! Pour réaffirmer la primauté de l'esprit créateur, l'exigence de la beauté. Pour relier le chant de l'homme au grand souffle du monde.

té télété noy

télétavmani ni noy

télétavani sou

On trouve régulièrement chez Seuphor comme chez Artaud, mais avec d'autres effets — de telles séquences de mots inven­tés (celle-ci est extraite d'un poème intitulé « langue vivante », qui continue de plus belle : alli mani rostové...}. Ailleurs, ce sont des approximations lexi­cales, tout en expressivité, comme en conçu­rent un Norge, un Michaux : au sommet du lope chemin par où je monte en mes lagunes il est une lecquedose que j'ordomagne...

Mais ces comparaisons ne rendent pas rai­son à sa dimension singulière, à la liberté extrême avec laquelle l'écrivain passe d'une forme à l'autre, du poème à la prose, du jeu à la sentence, du rire à la méditation. Je vois en lui un pélican au rabâchage méthodique, qui remange ses pensées, jour après jour, mêlées au fonds immense de ses lectures. Ses poèmes alors sont nourriture d'enfants qu'intrigue encore l'énigme de l'humain, dans ce rien qui les vit naître.

Changer quoi ?

Comment ?

Du même au même

Mais de tes mains

lit-on aussi. Et ce défi altier dit assez l'ambi­tion de l'artiste, et son pessimisme orgueil­leux.

Car à la hauteur où Seuphor veut déployer ses ailes, dans le ciel idéal où il choisit de côtoyer Socrate ou Plotin ou les maîtres du Zen, les histoires terrestres apparaissent médiocres, bornées par la banalité bour­geoise, vouées à l'insignifiance. J'entends d'ici vos ricanements, mécréants, socio­logues : comme ça, le Poète voudrait planer au-dessus du trivial, du travail ordinaire des chairs marquées au fer de leur temps ! Mais passant sur ce qu'une position comme la sienne peut avoir d'exaspérant par son côté réactionnaire, j'entends aussi, j'entends sur­tout, dans le sourd désenchantement du solitaire, l'espoir du chant :

car un orphée

est en attente

dans le cœur de tout homme.

Carmelo Virone

Seuphor a également publié plusieurs textes importants dans la revue Poésie Présente, également éditée par Rougerie, en particu­lier dans le numéro spécial (95-96) « Cin­quante années en poésie».

Rougerie a entamé la publication de la poé­sie complète de Seuphor en 1988. Le dixième volume vient de paraître (Musique à Dhiananda.), 160 p.