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Critiques de livres


Vinciane DESPRET
Naissance d'une théorie éthologique
La danse du cratérope écaillé
Paris
Editions Synthélabo
« Les empêcheurs de penser en rond »
1996
231 p.

Questions de regards

Moi-même j'ai un chat : Mouche. On dit qu'elle est chartreuse ou qu'elle est bleue. Il ne faut pas le croire. Elle n'a rien d'une moniale, sinon peut-être un peu gouailleuse, et moins en­core d'une aristocrate. C'est un chat de gouttière, née dans une cave et de père in­connu. Elle n'est pas bleue mais grise avec des reflets d'argent qui ne cessent de m'émouvoir. Mouche est grise et j'en suis bleu. J'ai d'autres amis. Vinciane, par exemple, un drôle d'oiseau qui bat des pau­pières quand on la regarde (danse ou ri­tuel?), comme pour signifier que toujours il est question du regard. Ainsi du regard que l'homme porte sur l'animal. Cela s'appelle éthologie (du grec èthos, mœurs, morale). Vinciane Despret est éthologue, ou philosophe, ou anthropo­logue. Je dirai pour ma part qu'elle pratique dans ce livre une poétique du savoir, tou­jours dedans, toujours dehors, et qui montre si bien ce que savoir veut dire. A la suite d'Isabelle Stengers, elle opte pour le parti de l'humour, cet « art de l'immanence », ce re­gard plus vif, plus libre, qui renvoie dos à dos la gravité de l'épistémologie tradition­nelle et l'ironie désabusée du relativisme ab­solu. Le rire enfin retrouverait droit de cité parmi les doctes ! Le parti d'en rire : c'est-à-dire la conscience humble, enthousiaste, mais conquérante également, la conscience d'être là, à la fois témoin et acteur. Quand bien même on regarde le savant qui regarde — c'est le rôle de l'anthropologue des sciences —, on n'échappe évidemment pas au jeu de son propre regard. Il n'y a pas de pur regard et l'œil est toujours dans le monde. « L'énigme », disait Merleau-Ponty, lumineux, « tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible ». Il me semble que Vinciane Despret pourrait entendre là comme un écho à sa démarche. L'œil est dans le monde, heureusement, re­gards croisés, irréductiblement, regards de chair : ce livre admirable en témoigne et montre que l'énigme ainsi reconnue, l'abîme qu'elle suggère, le rire qu'elle appelle, conduit à une plus grande rigueur et à un peu plus de vérité. L'œil — la science —, l'œil est « producteur d'existence ». Travail aux frontières : entre l'homme et l'animal se tissent des liens, fondateurs de toute culture, s'échangent des regards que les théories éthologiques à la fois traduisent et produi­sent. Mais la théorie ne suffit pas qui ne donnerait à voir qu'un ensemble de repré­sentations. C'est la grande force du livre de Vinciane Despret d'étudier la « naissance d'une théorie éthologique » en considérant l'éthologue au travail, sur le terrain, aux prises avec ses propres objets de recherche, tissant avec eux, au jour le jour, les liens — présents, absents, visibles, invisibles — qui donneront corps à la théorie. Vinciane Des­pret, anthropologue des sciences, propose ici une passionnante éthologie de l'éthologie. Un terrain, c'est-à-dire un éthologue israé­lien, Amotz Zahavi, l'équipe de recherche qui l'entoure et les objets de cette recher­che : de drôles d'oiseaux, les cratéropes écaillés, dont Zahavi explique qu'ils dan­sent, qu’ils jouent ensemble, qu'ils s'offrent des présents, qu'ils se disputent même le privilège d'être altruistes, autant de compor­tements peu communs parmi les oiseaux ! Fort de ses observations, Zahavi a bâti une théorie jugée hétérodoxe, la théorie du han­dicap, qui cherche à résoudre certains para­doxes de l'éthologie traditionnelle. Impos­sible ici d'entrer dans le détail. Après une première partie qui situe les enjeux des débats contemporains et leurs « contextes de justification », l'enquête de terrain démontre qu'il est possible de dépasser l'opposition entre un « constructivisme stérile » et un « réalisme dogmatique » tout aussi insatisfai­sant. Comment comprendre les caractéris­tiques si particulières que Zahavi confère aux cratéropes ? Correspondent-elles à la réalité-vraie du cratérope ou sont-elles, au contraire, le produit du regard de Zahavi ? Mauvaise alternative : la question du regard est toujours double : « qui suis-je, comment est mon regard pour que tu m'apparaisses tel que tu es ? » et en même temps « qui es-tu pour que je te voie ainsi ? ». Comprendre, c'est considérer « la duplicité essentielle et impérieuse » de la question et que ses deux pôles, ensemble, « forment l'instant de l'équilibre, le meilleur moment pour penser les choses en termes dynamiques, relation­nels et complexes ». Le cratérope de Zahavi est, nécessairement, un « cratérope dans le discours ». Il est le produit d'une relation, un « hybride », au sens où Bruno Latour, mettant en cause l'idéologie du « grand par­tage » entre nature et culture, a défini ce terme. Le livre de Vinciane Despret en ap­porte le puissant témoignage : au delà de la singularité de la théorie du handicap, il nous apprend quelque chose d'essentiel à propos de la manière dont nos savoirs, nos « fictions scientifiques », se construisent. Il nous ap­prend quelque chose d'essentiel à propos de la manière dont nous sommes donnés au monde en même temps que le monde nous est donné.

Cari Havelange