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Critiques de livres


Henry BAUCHAU
Passage de la Bonne-Graine
Journal 1997-2001
Actes Sud
2002
413 p.

La force de l'espérance

Dans le volume de son journal inti­tulé Jour après jour (Les Eperonniers, 1992), Henry Bauchau disait, à propos de L, son épouse : « Qu'un jour nous soyons l'un sans l'autre, comment le croire ? Tout en sachant que cela sera, je n'y crois pas. C'est sans doute ce qu'on appelle l'espérance. Avec sa démesure, qui fait vivre. » Passage de la Bonne-Graine, le tome qui paraît en cette rentrée chez Actes Sud et qui concerne les années 1997-2001 s'ouvre sur ces mots, écrits le 16 août 1997 : « Re­tour chez nous, dans ce qui était chez nous et ne le sera jamais plus. » Non qu'à cette date, L. soit déjà décédée, mais elle est hospitalisée depuis quelque temps. Henry Bau­chau va la voir très régulièrement, la pro­mène dans sa chaise roulante. Même si elle a perdu la mémoire, une certaine complicité règne entre eux. Et s'il se dégage quelque tristesse de ces visites à l'hôpital puis de la mort de L., ce qu'il ressort avant tout, c'est le grand amour que lui porte son mari, amour qui a traversé les temps, s'est enrichi, renouvelé même et qui peut encore lui offrir de la joie. Et nous donne à nous, lecteurs, lectrices, la force d'espérer. Et pas qu'en l'amour. En l'homme. En la vieillesse. Dans cette société obsédée par la jeunesse, il est bon de lire cet auteur qui, à plus de quatre-vingts ans, a trouvé une voie intérieure et, osons le mot : une sagesse. Qui n'a rien à voir avec la résignation, ni la béatitude. Chaque jour lui apporte encore des combats à mener contre lui-même. Chaque jour est encore à vivre. Il s'en enchante. Il a encore une œuvre à construire. Des poèmes, un opéra, un roman à écrire. Si dans Jour après jour et journal d'Antigone (Actes Sud, 1999), on le voyait aux prises avec l'écriture de romans dont on connaissait la version finale (Œdipe sur la route, Antigone), dans ce vo­lume-ci, c'est l'élaboration d'une œuvre en cours qu'il nous donne à lire : Orion. Il nous en raconte les origines, le surgissement, l'écriture d'une première version, les relec­tures. On n'en saura pas plus. Au 31 dé­cembre 2001, il en est là. On attend mainte­nant la suite, le livre à venir. On peut remarquer que la peur de ne pas aboutir dans le temps qui lui reste imparti est plus vive encore que pour ses romans précédents. Sinon, le succès d’Antigone ne semble guère avoir changé l'écrivain. Peut-être qu'il y a gagné un peu d'apaisement et perdu de l'amertume, ravi (et étonné) de se rendre compte de la jeunesse de son lectorat, du public qui assiste aux représentations des adaptations de ses livres. Il y aurait encore tant à dire sur la richesse de ce journal que nous nous contenterons de signaler qu'outre ses très beaux passages sur L., il contient nombre d'ébauches de poèmes, de rêves (gé­néralement sans leur analyse), de citations, de rencontres, de réflexions sur la littérature, le monde, la vie... Et qu'une de ses plus grandes qualités est de ne pas chercher l'ap­probation du lecteur à tout prix, de le laisser libre de sa pensée. Que le journal de sa propre vie n'appartienne pas totalement à son auteur, voilà qui devrait nous donner à réfléchir...

Michel Zumkir