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Critiques de livres


Elisa BRUNE
Petite révision du ciel
Ramsay
1999
259 p.

(Méta)physique des passions

Petite révision du ciel, premier roman d'Elisa Brune, prend comme argument un thème connu. Tellement connu même que les sociologues de la litté­rature lui ont donné un nom : ils ont appelé cela le « roman de la déviance ». De Sime­non à Peter Handke, en passant par le re­marquable récit de Botho Strauss, La dédi­cace, nombreux sont les écrivains modernes qui l'ont illustré. Le point de départ en est à peu près toujours le même. Un personnage, lassé de l'existence qu'il mène, rompt bruta­lement avec sa profession, son entourage, ses habitudes, et se met à dériver sans but précis, observant d'un regard neuf, incré­dule, ironique ou désabusé selon les cas, le monde où il évoluait naguère. Elisa Brune reprend ce thème, tout à la fois en le poussant à ses conséquences extrêmes et en le renouvelant en profondeur. Jusqu'il y a peu, Vincent menait la vie brillante d'un cadre supérieur dans une compagnie d'assu­rances et partageait l'existence d'une jeune femme nommée Gisèle. Qu'est-ce qui a pu le pousser un beau jour à envoyer poliment promener l'une et l'autre ? Est-ce le stress ou une difficulté liée à son travail ? Pas vrai­ment. Sans nourrir pour lui de passion dé­bordante, Vincent le trouve plutôt à son goût. Sa tâche consiste à concevoir des mo­dèles financiers et de nouveaux placements, à charge pour d'autres de les mettre en œuvre, ce qui le dispense très heureusement d'avoir à se battre sur le front de la clientèle. Alors, est-ce le côté affectif qui laisse à dési­rer ? Pas davantage. Gisèle lui apporte tout ce qu'un homme peut attendre d'une femme — et même un peu plus que ce qu'il estime mériter. Elle est intelligente, pleine de tact et de bon sens ; c'est elle qui prend en charge les tâches de la vie courante ; de surcroît, elle ne manque pas d'attraits phy­siques. Lorsque Vincent la quitte sans four­nir d'explications, elle lui envoie une longue lettre où elle exprime son désarroi, mais sans lui adresser le moindre reproche. Bref, comme dirait la tante Gilberte, qui en connaît un rayon sur la vie, ce garçon a tout pour être heureux, pourquoi faut-il donc qu'il fasse la fine bouche et aille chercher midi à quatorze heures, au lieu de se contenter de ce qu'il a sous la main ? Et il est vrai qu'avec elle, le lecteur ne peut s'empêcher d'enrager inté­rieurement. Vincent finira-t-il par se rendre compte de ce qu'il est en train de perdre, ou ira-t-il jusqu'au bout de sa logique ? N'en déplaise à ma tante et au lecteur, la deuxième hypothèse est la bonne. Des mois durant, notre héros se laisse macérer dans l'inaction et l'incertitude comme dans un bain tiède, dont on se demande au bout d'un temps ce qui est le moins désagréable, d'y rester ou d'en sortir. Pour l'essentiel, ses journées se passent entre l'observation de la « comédie humaine », la remémoration de ses rêves nocturnes et la spéculation philoso-phico-scientifique. C'est là une des originali­tés de ce livre, et une preuve de la grande maîtrise de son auteur. Elisa Brune y passe constamment d'un registre à l'autre, maniant avec la même facilité la description d'un chi­gnon postiche et l'évocation du temps circu­laire, le portrait au vitriol d'une catégorie so­ciale (en l'occurrence les gens de finance) et ceux de seconds rôles typés (celui de Jenny, la secrétaire nymphomane-et-malheureuse-en-amour, est un modèle du genre). Il est vrai que la structure narrative y contribue grandement. Le roman est en effet constitué de fragments, numérotés de 1 à 256 (soit le nombre 4 élevé à la puis­sance 4), eux-mêmes distribués en 16 cha­pitres aux intitulés savoureux (« Le rêve du chat circulaire », « Chacun doit mettre son cerveau sur la table », « Le temps est gru­meleux », « La culotte topologique »...). Nombre d'entre eux ont pour objet des di­gressions sur la physique, les bizarreries ma­thématiques, ou encore la logique et ses apories. C'est que Vincent a lui-même une formation de mathématicien. Et c'est vers les mathématiques qu'il retournera, à la fin du livre, lorsqu'amené à donner des leçons d'algèbre à un élève peu doué (« Autant faire lire Marx à un poisson rouge »), il dé­couvre que c'est là qu'a toujours été sa véri­table vocation. Il décide alors de s'y re­mettre sérieusement et de postuler un emploi dans la recherche universitaire. Entre-temps, il a fait la rencontre de Sophie, une jeune femme séduisante avec laquelle tout donne à penser qu'il va « refaire sa vie». Qu'a-t-il découvert dans l'aventure ? Que tout lui a été donné sans qu'il ait eu à se battre. Qu'il a vu défiler sa vie comme sur des rails, comme un TGV traverse le paysage sans même qu'on ait le temps de le regarder. Qu'en somme son bonheur était trop parfait (« Mon problème essentiel, en quelque sorte, fut de n'avoir pas de problèmes »), et qu'un bonheur parfait n'est pas le bonheur, mais seulement une longue somnolence. Ainsi, tout est bien qui finit bien, la boucle est bouclée et la vie peut redémarrer. Per­plexité du lecteur, et de la tante Gilberte : ce jeune homme a décidément trop de chance. Stupéfaction du critique : il est pourtant de notoriété publique qu'on ne fait pas de bons romans avec de bons sentiments. Or on chercherait en vain dans ce livre des éléments dramatiques, des rebondissements spectacu­laires ou des caractères pittoresques... Alors, où est le truc ? Eh bien, le truc, juste­ment, c'est qu'il n'y en a pas. Elisa Brune a le regard affûté et l'oreille parfaite. Elle ana­lyse les sentiments avec profondeur, elle a un sens inné, quasiment musical, de la construction, et son écriture est toujours juste. Elle sait tenir le lecteur en haleine avec de petits riens, ou même avec des considérations à priori rebutantes. Elle n'est pas moins à l'aise dans les scènes plus « hard », d'où se dégage un érotisme subtil et puissant. Enfin, ce qui ne gâche rien, elle ne manque pas d'humour (qu'on lise par exemple le passage sur l'énergie mise par les employés à comptabiliser les heures qui leur permettront de récupérer un jour de congé ; ou celui sur les types qui fanfaronnent au volant de leurs bagnoles : « Les grosses voi­tures collent aux bourgeois bornés comme la boue colle aux cochons. Je n'ai jamais rencon­tré quelqu'un de fréquentable au-delà de 1600 cm3. Je n'y peux rien, c'est comme ça. ») Pour le dire d'un mot, Petite révision du ciel est un roman remarquable et, à n'en pas douter, le premier jalon sur un véritable parcours d'écrivain.

Daniel Arnaut