pdl

Critiques de livres

Marc Pirlet
Le photographe
Bruxelles
Éd. Labor
Coll. "Grand Espace Nord"
2006
88 p.

L'empire du silence
par Francine Ghysen
Le Carnet et les Instants n° 144

L'absence des mots, qui vous manquent ou dont vous refusez le secours. Le choix de se retirer, non pour se fermer aux autres, s'abriter du monde, mais pour pouvoir les retrouver un jour – et se retrouver – au plus près de la vérité, dépouillée des faux-fuyants, des mirages, des leurres.

Deux premiers romans s'attachent à cerner, à déchiffrer le poids, l'énigme du silence. Inséparable de la figure du père, dont la mort révèle soudain notre irrémédiable solitude.

Dans Le photographe, Marc Pirlet retisse patiemment l'histoire de son père, né en l945 à Liège, dans une maison étroite et basse de la rue Sainte-Marguerite où il vécut jusqu'à ses derniers jours. Enfant unique d'une femme de caractère, énergique et autoritaire, qui attendit longtemps le retour du soldat allemand qu'elle aimait, finit par apprendre qu'il avait été tué en 1944, et porta dès lors le deuil.

Élevé par cette mère impérieuse, devenu un modeste fonctionnaire, marié et père de famille à vingt ans, veuf avant d'en avoir trente, il vivra seul à son tour avec son fils dans un décor, un rythme immuables. Côte à côte, sans conflit mais sans complicité, sans gestes ou paroles de tendresse. Communiquant à peine, évoluant dans deux mondes parallèles.

Pierre Mainguet
Peter Manneke
Avin
Éd. Luce Wilquin
2006
168 p.

Si ces deux silencieux se rapprochent tardivement, c'est après la mort du père que le fils parvient à le rejoindre, en scrutant, interrogeant passionnément les milliers de photographies qu'il a laissées, sans les avoir jamais montrées à personne. Instantanés de la vie ordinaire, fragments de la réalité banale, saisis durant ses flâneries à travers les rues de sa ville, l'oeil aux aguets, à longueur de dimanches, qui lui font découvrir qui était son père. Non pas cet homme effacé, détaché, taciturne et mélancolique, mais un être secrètement attentif, sensible à la poésie du quotidien, cherchant à retenir un monde qui s'éloignait, à y retrouver sa place, «après que la mort de ma mère a fait de lui un étranger». Un être qu'il n'a pas su deviner, comprendre, connaître, mais qu'il a chéri, sans le lui dire. «J'ai aimé sa tristesse, sa solitude, son mystère.»

Ce bref récit, d'une poignante simplicité, étreint par sa pudeur et sa justesse. Ne cédant jamais à la sentimentalité, se gardant de l'émotion. Dans le sillage de l'épigraphe d'Albert Cohen : «Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte».

Dans Peter Manneke, Pierre Mainguet nous fait partager presque au jour le jour le voyage jusqu'au creux de la mémoire, aux sources de soi, d'un homme qui lui ressemble comme un frère.

Pierre – qu'une infirmière flamande, intelligente et généreuse, appelait «Manneke» pendant son séjour d'adolescent en hôpital psychiatrique – quitte la capitale, à l'âge de la préretraite, et vient élire domicile dans un village. Pour tenter l'aventure, souvent rêvée, à chaque fois trop vite abandonnée, d'écrire. Se colleter à la nécessité de reparcourir un chemin déjà long, dont le grand événement fut la mort de son père, quand il était tout jeune encore. Ce père dont la santé précaire inspirait cent consignes maternelles («ne contrarie pas ton père; va jouer dehors; doucement, il se repose… ce sont ces mots qui m'ont, peu à peu, enserré le corps et l'esprit dans un sarcophage de précautions»), mais dont la disparition brutale – un choc reçu de plein fouet à son retour de vacances par ce garçon de douze ans qu'on n'avait pas prévenu – l'enfonce dans un profond mutisme «laissant le champ libre au carrousel gris de la mélancolie et du non-sens qui se mit à tournoyer».

Il remontera de cet abîme, reprendra ses études, se mariera, divorcera, se liera encore quelquefois… Et maintenant, il a posé ses bagages -des caisses de livres, surtout! – dans une maison à la campagne, regarde le vieux frêne du jardin, les corneilles qui s'y perchent, écoute les vents du souvenir, et se promet de mener à bien «cette étrange épopée, cette chanson des gestes anciens mêlés à ceux d'aujourd'hui». Avec les hauts de l'allégresse, les creux de la vague en tempête. «Trente lignes, doublées plus durement que le Cap Horn par un temps de chien, en solitaire. Une journée entière, accroché à la barre des mots, face au vent.»

D'une plume précise et sûre, Pierre Mainguet nous entraîne d'un pèlerinage vers l'enfance et l'adolescence à la chronique du villageois d'adoption, moins convaincante, même si elle ne manque pas d'humour.

Un sourire se dessine au terme du voyage. Lucide, sceptique, curieux des êtres et des choses, bienveillant mais sans illusions, alliant l'ironie et la sensibilité, la sagesse et l'inquiétude. «Il faut des failles pour exister.»