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Critiques de livres


LEOPOLD III
Pour l'Histoire. Sur quelques épisodes de mon règne
Bruxelles
Racine
2001
229 p.

Léopold III, « roi de tragédie » ?

A-t-on assez regretté la réticence de la Belgique à revenir sur les années sombres de son histoire ? Au contraire de la France, saisie par une véri­table hantise du passé depuis le début des années nonante, le plat pays s'est cantonné durant des décennies dans un silence fri­leux, soucieux en tout cas de ne pas raviver les blessures de la question royale. Et voilà que les carnets de Léopold III, rédigés à l'aube des années quatre-vingt et pu­bliés en 2001 à l'occasion du centième an­niversaire de la naissance du souverain, rencontrent un succès de librairie sans pa­reil. Ayant bénéficié d'une campagne mé­diatique particulièrement réussie, Pour l'Histoire. Sur quelques épisodes de mon règne s'était déjà vendu à près de trente-cinq mille exemplaires trois jours après sa sortie de presse le 7 juin dernier ! Ce qui nécessita la réimpression immédiate de l'ouvrage. Comme si ce livre était attendu de longue date par un public que tout ce qui touche à la royauté ne laisse jamais indifférent. Est-ce à dire que la « confession » du qua­trième roi des Belges contient des révélations susceptibles d'induire une relecture d'un règne qui fut le plus court, mais aussi le plus controversé, depuis la naissance du pays ? Loin s'en faut. Le monarque s'en tient, en effet, à ce qui est déjà largement connu et manifeste aussi une propension à faire porter le chapeau aux autres acteurs des heures tra­giques du passé national : la rupture avec le gouvernement, le 25 mai 1940 après la dra­matique entrevue de Wynendaele, serait im­putable au Premier ministre Hubert Pierlot ; l'entretien avec Hitler, à Berchtesgaden, le 19 novembre de la même année, aurait été en partie faussé par suite de la relation qu'en fit le traducteur Schmidt ; la rencontre du 9 mai 1945 avec Achille Van Acker et le Régent, au bord du lac Sankt-Wolgang en Autriche, a laissé un goût amer chez le Roi tout juste li­béré, l'attitude de son frère Charles se révé­lant en l'occasion « immédiatement hostile et son comportement faussement protecteur » tan­dis que celle du Premier ministre socialiste « était conforme à celle de son parti ». Bref, ce témoignage ne livre qu'un point de vue, nécessairement subjectif, sur quelques dossiers brûlants allant de la politique de neutralité en germe dès 1936 jusqu'à la consultation populaire et l'effacement de 1950. Il s'apparente plus à un plaidoyer pro domo qu'à un travail un tant soit peu scien­tifique. Son intérêt est donc très limité. Il n'en va pas de même du Léopold III publié sous la coordination de Michel Dumoulin, Mark Van den Wijngaert et Vincent Dujardin. Il s'agit là d'une synthèse historique im­portante où pas moins de treize disciples de Clio, venus d'horizons philosophiques diffé­rents et travaillant de part et d'autre de la frontière linguistique, s'emploient à cerner la personnalité d'un souverain qui ne fut guère épargné par les prises de positions po­lémiques. Entreprise d'autant plus intéres­sante qu'elle évite soigneusement toute ana­lyse partisane et qu'elle ne se limite pas aux six années du règne (1934-1940), à la guerre et l'Occupation (1940-1944) et à la ques­tion royale (1944-1951) ; l'enfance et la jeu­nesse du duc de Brabant, déterminantes entre toutes, sont elles aussi retracées ainsi que la longue période allant de l'abdication à la mort survenue le 25 septembre 1983. Au terme de cette biographie politique, quelle image se dégage du quatrième repré­sentant de la dynastie des Saxe-Cobourg ? A coup sûr, celle d'un fils qui a fini par être vic­time du mythe qu'il s'était forgé lui-même de toujours agir comme son père Albert Ier : « Qu'aurait fait mon père en pareille circons­tance ? », a-t-il dû se dire plus d'une fois. Celle d'un chef d'Etat aussi, attentif aux pré­rogatives royales, favorable à un renforcement de l'autorité de l'exécutif au détriment des partis et rêvant d'un gouvernement composé de seuls technocrates, à une époque où l'anti­parlementarisme avait le vent en poupe. Celle d'un commandant suprême des armées enfin, qui a consommé le divorce avec le personnel politique et les Alliés en voulant rester envers et contre tout au pays pour partager comme prisonnier de guerre le sort de ses soldats, au risque de s'engluer dans un attentisme des plus suspect. « Qui se soumet n'accepte pas né­cessairement ; qui se tait n'approuve pas néces­sairement ; qui attend ne perd pas nécessaire­ment espoir » : telle est la ligne de conduite, empruntée à une pensée de Guillaume le Ta­citurne, qu'adopté Léopold dès la fin de la campagne des dix-huit jours. Cette neutralité persistante ne manque évi­demment pas d'interpeller. Plusieurs histo­riens ayant apporté leur contribution au livre ont interrogé les archives, belges et étran­gères, afin de percer les raisons de cette atti­tude et la complexité d'un homme à bien des égards obstiné. Il faut dire que son Testament politique, connu des « Londoniens » dans les semaines qui suivirent le débarquement en Normandie, n'a rien arrangé et que les divers mouvements « léopoldistes » — « plus roya­listes que le Roi ? », s'interroge Francis Balace n'ont pas facilité la réconciliation que d'aucuns appelaient cependant de leurs vœux après la Libération. Le chapitre intitulé « La question royale ou la guerre des ima­ges », dû à la plume de Laurence van Ypersele, rend compte de la « violence des pas­sions » qui se sont déchaînées après le retour du Roi. Jusqu'au drame de Grâce-Berleur et, dans la nuit du 31 juillet au 1er août 1950, l'annonce de l'effacement du père au profit de son fils aîné. Ce qui évita le pire. Un an plus tard, Léopold III abdiquait, et « l'on referma la question royale sous le sceau du tabou ». Occasion pour celui qui fut au cœur de la tempête de s'éloigner progressi­vement des turbulences de l'Histoire qu'il avait eu tant de peine à comprendre ou à vouloir dominer et, son appareil photogra­phique à la main, de s'adonner aux quatre coins du monde à ce qu'il aimait peut-être le plus : l'ethnologie. Dans sa diversité d'approches, l'ouvrage collectif qui porte la­coniquement son nom témoigne de cette destinée à tout prendre peu banale.

Henri Deleersnijder

Michel DUMOULIN, Mark VAN DEN WIJNGAERT et Vincent DUJARDIN, Léo­pold III, Bruxelles, Complexe, 2001, 132 p.