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Critiques de livres


Jean-Marie KLINKENBERG
Précis de sémiotique générale
DeBoeck Université
Collection « Culture et communication »
1996
389 p.

Klinkenberg au pays des signes

Jean-Marie Klinkenberg enseigne à l'université de Liège, outre les sciences du langage et la rhétorique, une disci­pline passionnante : la sémiotique, qui se taille son pré carré à l'espèce de carrefour constitué tout à la fois par, disons pour aller vite : la linguistique, la logique, l'épistémologie, l'anthropologie et les sciences de la communication. Est-ce à dire qu'elle dis­tingue encore malaisément son objet propre ? Ou celui-ci est-il tellement vaste qu'à « force de tout embrasser, elle ne peut sans doute que mal étreindre » ? Les deux périls s'estompent si l'on veut bien distinguer deux types de sémiotique, ou plus exactement de champs où celle-ci s'exerce : 1° une sémiotique de la significa­tion, par exemple d'une langue ou du code de la route (« étudier la signification, dé­crire ses modes de fonctionnement, et le rapport qu'elle entretient avec la connais­sance et l'action ») ; 2° une sémiotique « qui étudie les faits non expressément prévus pour communiquer », par exemple le vête­ment, l'organisation et l'utilisation de l'es­pace (la proxémique), l'architecture, le mo­bilier — je renvoie au morceau de bravoure des pages 67-68, qui énumèrent joyeuse­ment, sans pour autant épuiser cette mine, pas moins de 98 objets d'étude, parmi les­quels les écharpes des supporteurs, les icônes Windows, la dactylologie, les fumées des élections papales, les tatouages maoris... On voit d'emblée que la sémiotique peut et doit captiver ceux qui jettent un regard neuf sur nos pratiques quotidiennes, telle­ment banales, tellement quotidiennes qu'elles en paraissent insignifiantes. Or, tout est porteur de sens, on ne peut pas ne pas communiquer, qu'on le veuille ou non.

Nous sommes embarqués, comme disait Pascal. Notre manière de nous asseoir, fesses au ras du siège ou écroulés béatement dans les profondeurs du fauteuil, est révéla­trice. La distance que nous maintenons en face d'un interlocuteur (éminemment va­riable selon les cultures) est révélatrice ; nous détestons qu'on viole notre « bulle ol­factive ». La préférence manifestée pour une marque de bière peut trahir notre franco­philie (Kronenbourg), notre wallophilie (Une Jup !), notre snobisme (« The best béer in thé world ! »).

Pour que nous ne nous aventurions pas sans biscuits dans la jungle des signes, Klinken­berg a composé un index des notions extrê­mement touffu et proliférant (26 pages !). Ainsi les principaux problèmes sont-ils trai­tés en spirale : l'air de ne pas y toucher d'abord, pour y revenir encore et encore, accumuler les exemples surtout empruntés à notre culture et faciliter ainsi le passage à une théorisation indispensable (comment faire l'économie de l'abstraction quand on veut montrer les rapports entretenus, par exemple, par le code de la route, le langage et l'architecture ?). En fin de parcours, il est donné de jeter un regard neuf, critique et un tantinet éberlué sur notre univers. On nous permettra deux illustrations.

Signes et réalité

Quels rapports les signes linguistiques (les mots) entretiennent-ils avec le réel ? Très vieille, mais pas démodée (jusqu'à Saussure) problématique de la motivation et de l'arbitrarité des mots : voir Platon, Cratyle. Début XXe, Saussure fait la démonstration qu'il n'y a pas de raison (ni dans ses vibrisses, ni dans sa morphologie, ni dans son miaulement, ni dans son ronronnement, etc.) d'appeler un chat un chat, d'ailleurs appelé cattus en bas-latin, gato en espagnol, cat en anglais. Le mot est donc arbitraire, s'il reste contraignant (tout francophone doit appeler un chat un chat, sauf à affron­ter de sérieux problèmes de communica­tion). Elle aussi, l'onomatopée est arbi­traire : « la poule italienne fait coccode, la portugaise cacaracaca, la hongroise kotkodala, la suédoise baapapapa, l'albanaise kakaka et la turque gidgidgidak. » Se greffe là-dessus la controversée mais excitante « hypothèse Sapir-Whorf » : « Le monde est construit conformément au modèle de la langue. » Autrement dit les signes linguis­tiques donneraient existence aux choses. On croyait communément le contraire, mais on s'aperçoit de son erreur quand on distingue, en les nommant, diverses manifestations météo : bruine, averse, crachin, sans oublier notre très nationale drache ; ce n'est évi­demment pas la nature qui a dicté ces dis­tinctions.

Le tremblé

II s'agit d'un chapitre tout à fait original : l'effet de temporalité dans les images fixes ; comment est-il obtenu ? Autrement dit, comment l'image fixe signifie-t-elle la durée ? Entre autres procédés, elle peut pra­tiquer l'injection par indices (la fumée est « l'indice » du feu). Exemple : le tremblé ; la traînée à l'arrière d'une auto dessinée montre le mouvement vers l'avant, la vi­tesse. Il est tout à fait évident que ce trem­blé ne peut être attribué qu'au spectateur, ou au dessinateur, jamais à l'objet lui-même. Je signale qu'un effet de cette es­pèce, mais au second degré, est obtenu par Hergé dans Les bijoux de la Castafiore, lors des essais tournesoliens de télévision : « Evi­demment, ce n'est pas encore tout à fait au point », admet le professeur ; Haddock renchérit : « J'ai du shimmy dans la vision », tout de même que Nestor : « Moi aussi, je vois tout trouble ». Le lecteur voit donc les personnages non comme ils devraient lui apparaître, mais comme ils se voient les uns les autres.

Précieux précis, donc, dont il faut dire (trop) rapidement d'autres mérites : il vul­garise sans rendre vulgaire ; il intègre la pragmatique dans la sémiotique puisque, si les signes servent à donner du sens, ils per­mettent aussi d'agir ; il consacre une large part à la rhétorique de l'image (mais le lec­teur, s'il veut admirer la gravure de Hokusai, ou le chat de Julian Key, devra se repor­ter au Traité du signe visuel1) ; il verse heureusement dans la catégorie des énoncés performatifs les phrases des jeux enfantins, ce que négligeait de faire Austin 2 himself, comme « Pan, t'es mort !» ; il procure une bibliographie critique et commentée ; enfin, il ne laisse dans l'ombre aucun pro­blème dont la sémiologie se soit occupée.

Pol Charles

1.     Groupe Mu, Traité du signe visuel, Le Seuil, 1992.

2.  J.-L. Austin, Quand dire c'est faire, Le Seuil, 1970.