pdl

Critiques de livres


Vincent ENGEL
Requiem vénitien
LGF
2004
340 p.

« Jamais je n'aurais dû quitter Venise... »

II ne peut pas, Vincent Engel, ne pas donner de suite à ce roman : Donatella a reconnu en Anita, la domestique de la Taglioni, la fille qui accompagnait le com­positeur Alessandro Giacolli à une soirée donnée par le marquis Bulbo ; et comme Donatella poursuit Alessandro de son amour-haine... Suite d'autant plus obligée que réapparaissent, dans ce Requiem véni­tien, ceux de Montechiarro1 : le père Baldassare, le jeune orphelin Adriano Longo, le comte délia Rocca abandonné par son amante, et ce Juif, Asmodée... Suite obligée enfin en raison des compositions symé­triques de deux romans où temps et espace ne cessent de jouer au ping-pong... Une trentaine d'années : 1847-1879. Le centre : Venise sous une occupation autri­chienne mal supportée : « Ceux qui y sont nés ne la quittent jamais ; leur exil n'est qu'une agonie qui dure parfois trop long­temps. » Et les lieux de l'exil, qui sont par­fois ceux de la quête : Berlin, le pays de Loire, Montechiarro dans le val d'Orcia. Qu'est-ce qui provoque, chez les uns la fuite, chez d'autres la quête ? L’incipit du livre, ingénieux, impérieux : pour protéger son neveu Paolo, Giacolli a fui Venise pour Berlin en 1849 ; il n'y a plus écrit la moin­dre note depuis trente ans. Il est hébergé par son mécène, Werner Goldschmidt, dont la jeune femme Hannah vient de mourir ; Werner implore Alessandro : « une musique pour la jeune morte ! » En panne sèche d'inspiration, Alessandro de­mande à son élève, Jonathan Celnik, d'aller à Venise tenter d'y retrouver la partition d'une messe qu'il composa en 1848, « un requiem athée [...] caché dans une messe de Noël » — ça pourrait convenir pour cé­lébrer Hannah.

La machine romanesque est dès lors prête à s'emballer sous la baguette d'un chef d'or­chestre maître de son art (contrairement à l'un de ses personnages qui s'époumone, sous la dictée chamboulée des avatars de l'histoire, à réaménager sans cesse un livret d'opéra dédié à la gloire d'un chef révolu­tionnaire) : voici des amours fantasmées, des coquins cyniques, des faquins obèses, des adieux déchirants, des morts héroïques, des soubresauts politiques, des machina­tions florentines, de belles âmes et des âmes noires, de nobles sentiments, des sièges et des bombardements, des épidémies de cho­léra, des suicides grandguignolesques, de grosses enveloppes énigmatiques, des funé­railles en gondole ; le maître de cérémonie, par ailleurs professeur de littérature, a même distrait de son cercle de linguistique de Prague (la peste soit de l'anachronisme !) un prince Troubetzkoy pour lui faire sé­duire une danseuse décatie ! Et Venise, Venise comme une musique : « Un adagio semblable à une respiration lourde, op­pressée, avec au sommet de la vague un soupir qui n'en finit pas, et qui pourtant finit... » Et la musique, la musique : « Moi, j'aurais voulu une musique pour questionner, instiller le doute. Mettre Dieu à la place de l'homme, le forcer à quitter son piédestal, à écouter le chant de la douleur de l'homme... » Pas Wag­ner, non, pas Wagner et « ces dieux de paco­tille teutons, ces walkyries grotesques qu'on interdirait au carnaval, ces déferlements orchestraux ! » Non. Plutôt l'épure : « Un bruis­sement d'aile sur le canal. Rien de plus, un murmure qui ne veut pas encore mourir mais qui mourra de toute manière. » Incontestablement, le roman sort de chez le bon faiseur : le monologue intérieur, le roman épistolaire, la scène de séduction à la Laclos, le morceau de bravoure, la méta­phore filée n'ont pas de secrets pour lui. Mais où le frémissement, où la graine de déraison, où le spasme fébrile des incerti­tudes, des hésitations et des hébétudes, l'at­trait des gouffres et le fil du rasoir — tout ce qui fait les vraiment grands romans ?

Pol Charles