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Critiques de livres


Rossano Rosi
De gré de force
Paris-Bruxelles
Les Impressions Nouvelles
2005
160 p.

Modernité pas morte…
par Thierry Leroy
Le Carnet et les Instants n° 140

C'est à Jean Ricardou, théoricien radical du Nouveau Roman un peu oublié aujourd'hui, que l'on peut penser après avoir lu De gré de force, le dernier roman de Rossano Rosi qui vient de paraître aux Impressions Nouvelles. Cette publication vient nous prouver que la littérature contemporaine n'est pas exclusivement faite d'autofiction ou de provocation médiocre mais qu'elle est toujours préoccupée par les questions de style et de constructions narratives.

De gré ou de force dilate un moment. Rossano Rosi revisite ce procédé classique, qui régit notamment Ulysse de Joyce, en concentrant son roman sur un moment assez bref durant lequel Agapet Adulé, le héros du livre, s'abîme dans une réflexion à la limite de la paranoïa. Celui-ci découvre en quelques instants une lettre sans destinateur identifié et un message sur son répondeur. Il n'ouvre pas la lettre. Il n'écoute pas le message. Il préfère envisager toutes les hypothèses qui risquent de perturber un quotidien qu'il ne peut supporter qu'en le réglant minutieusement.

Au fur et à mesure que se déploie le lancinant monologue intérieur d'Agapet, on prend la mesure d'une existence limitée à la fréquentation d'un cercle très réduit : parents, beaux-parents, propriétaire et voisins, chef de bureau et collègues qui contribuent tous, volontairement ou non, à lui rendre la vie impossible. Agapet n'accorde sa confiance qu'à Victoire et à Ed, sa compagne et son ami, deux personnes qu'il connaît depuis l'enfance et qui ont, par rapport à la vie, une attitude aux antipodes de la sienne. Victoire vit sans se poser de questions. Ed peut répondre à toutes.

Quand l'histoire commence, Agapet est seul. Victoire l'a quitté un an plus tôt. Grâce à un jeu subtil de parallélismes et de récurrences entre les différentes époques évoquées (l'enfance, la vie conjugale, la vie solitaire), on comprend que le rapport d'Agapet au monde s'est figé à partir de scènes fondatrices qu'il revit sans cesse avec d'autres protagonistes. Rossano Rosi ne rapproche pas seulement plusieurs époques qu'il tente de confondre, il joue également sur les niveaux de réalité et imbrique au réel, ou ce qui est supposé tel, les souvenirs et les fantasmes d'Agapet.

De gré de force est construit à partir d'un très petit nombre de générateurs (pour reprendre la formulation de Ricardou) : les scènes fondatrices, les manies et les T.O.C. d'Agapet, les comportements récurrents de son entourage… Mais alors que le récit fait preuve d'une très grande économie narrative, la phrase est tout sauf blanche. Elle est constamment luxuriante et inventive. C'est sans doute par ce contraste que la personnalité d'Agapet Adulé est la mieux éclairée.

L'auteur n'est pas seulement un enfant du Nouveau Roman, il a également bien lu Kafka. Ses récits, loin des simples exercices formels, délectables en soi, décrivent à merveille le tragique d'existences rétrécies. Rossano Rosi est en pleine possession de ses moyens. Gageons qu'il s'attaquera prochainement à son Château.