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Critiques de livres


Eugène Savitzkaya
Fou trop poli
Paris
Minuit
2005
125 p.

L'enfant a cinquante ans
par Laurent Demoulin
Le Carnet et les Instants n° 140

«Je naissais là dix ans après la guerre, ladite dernière», écrit Eugène Savitzkaya dans Fou trop poli, son dernier roman. L'auteur de Marin mon cœur a donc cinquante ans. Déjà? pourrait-on se demander en songeant à ses livres pleins d'enfance, de liberté et d'invention ou à l'éternel jeune homme que l'on croise parfois dans les lectures publiques. Seulement? pourrait-on tout aussi bien s'exclamer quand on voit l'étendue d'une œuvre dont les premières pages ont été publiées en 1972 et qui, depuis lors, a presque chaque année grossi d'un ou deux livres supplémentaires. Pour les lecteurs de ma génération, Savitzkaya a toujours été là, à la fois mouvant et pareil à lui-même, insaisissable et reconnaissable entre tous.

De cette mouvance et de cette identité, Fou trop poli est la parfaite illustration. Ce nouveau roman, même s'il ne compte que 125 pages, rassemble à peu près toute l'œuvre, juxtapose plusieurs de ses nombreux aspects — tout en les transformant — en un jeu enivrant d'échos sonores et thématiques. À ceux qui n'apprécient pas la prose poétique particulière de Savitzkaya, ses romans fragmentés/déconstruits impossibles à résumer, les sauts étranges de son esprit, je dirais qu'il est inutile d'insister ici. Par contre, ceux qui ne connaissent pas l'écrivain trouveront dans Fou trop poli une merveilleuse occasion de le découvrir. Et ceux qui, comme moi, ont dévoré avec gourmandise l'œuvre de ce génial manieur de mots seront ravis : ce Savitzkaya-là est un grand crû.

Construit sur une série de motifs qui se répètent à distance ou ne sont exploités qu'une seule fois, le roman épouse la forme d'une spirale englobant à la fois l'œuvre et le lecteur. On y retrouve le thème principal de la plupart des livres de Savitzkaya : l'enfance. Jusqu'à présent, on pourrait dire, très schématiquement, que l'écrivain explorait ce thème de deux façons. Ou bien il prêtait sa plume, de manière directe et sauvage, à l'enfant qu'il avait été (Mentir, 1978, La disparition de maman, 1982). Ou bien il observait, en tant qu'adulte, ses propres enfants (Marin mon cœur, 1992, Exquise Louise, 2003) ou des enfants imaginaires (Elvis Presley décrit comme un gros bébé dans Un jeune homme trop gros, 1978). Fou trop poli le voit se tourner à nouveau vers sa propre enfance, non plus en la laissant s'exprimer directement en lui, mais en portant sur elle un regard rétrospectif. Il s'ensuit que les souvenirs sont cette fois situés dans le temps et dans l'espace. À la ferme utopique et intemporelle de La disparition de maman succèdent des lieux précis (Liège puis la Hesbaye), tandis que la vie des parents exilés (de Russie pour l'une, de Pologne pour l'autre) est contextualisée historiquement. Cependant, il ne s'agit en aucun cas d'autofiction ou d'autobiographie : les éléments du passé surgissent comme par hasard, dans les subordonnées et non dans les principales, simples motifs parmi d'autres, matière à texte plus qu'à souvenir. Par ailleurs, étrangement, en se posant en tant qu'adulte, Savitzkaya ne semble acquérir aucun recul : le rapport à la mère disparue demeure direct, charnel, irrationnel. Est-ce bien à elle que s'adresse la terrible lettre d'amour des pages 98 à 100?

Et comme pour contrebalancer cette lecture biographique, d'autres fragments sont centrés sur le dictionnaire, la langue y acquérant une autonomie au gré de jeux de mots étourdissants. Pourtant, il serait un peu simple de croire que, dans ces passages, la signification est tout à fait évacuée. Quand Savitzkaya, parlant de lui à la troisième personne, écrit : «À force de fréquenter les lettres, le fou est devenu eumolpe», on croit à un mot inventé ou gratuit… Le dictionnaire nous apprend alors que l'eumolpe est un coléoptère parasite de la vigne (ce qui entre en résonance avec les passages consacrés au potager) appelé aussi… «écrivain».

Fou trop poli contient aussi des échos aux livres qui ne sont pas consacrés à l'enfance, comme En vie (1995), dont on retrouve la grande sagesse, la réflexion apaisée sur la mort et la description du travail de la terre. Mais aussi, dès le titre, on pense à Fou civil (1999), chronique plus âpre du quotidien, qui se prolonge ici dans certains passages franchement engagés (par exemple lorsque l'écrivain dénonce les centres fermés pour étrangers).

Tous ses livres enfermés en un seul provoquent une espèce de chocs, des sauts dans la lecture, les phrases se succédant selon diverses logiques de manière souvent très surprenante. Et il en résulte sans doute un roman différent dans l'esprit de chaque lecteur : vous aurez compris que celui qui s'est emparé du mien m'enchante et m'éblouit.