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Critiques de livres

Eugène Savitzkaya
Nouba
Crisnée
Yellow Now
coll. Cinquième
Quartier
2007
97 p.

Une fête hors-format
par Quentin Louis
Le Carnet et les Instants n° 149

À la parution, en 2002, de Célébration d'un mariage improbable et illimité, aux Éditions de Minuit, certains fidèles lecteurs d'Eugène Savitzkaya étaient restés interloqués, voire sur leur faim, devant ce dernier opus du «sale Rimbaud liégeois». Ce n'était là ni un roman, malgré ce que l'éditeur laissait penser en page de couverture, ni non plus une pièce de théâtre, malgré quelques indications scéniques désignant des intervenants (convives, hommes, femmes, mouches et merlettes.) L'auteur de Marin mon cœur nous avait, bien entendu, depuis longtemps habitués à des livres hybrides et inclassables. Mais cet objet littéraire non identifié-là posait vraiment questions. Et il aura fallu attendre cinq ans pour que l'éditeur Yellow Now nous apporte une réponse, en faisant paraître ce nouveau livre, sobre et élégant, à la couverture illustrée d'un agrandissement du bacille de la lèpre... Car voici venir Nouba, œuvre généreuse, vaste et aérée, qu'Eugène Savitzkaya désigne lui-même comme la matrice de Célébration. Et soudain nous avons ainsi la clé, peut-être même tout le trousseau, qui nous manquait alors pour entrer et jouir pleinement de cette œuvre atypique, «livret accompagnant un petit opéra», selon les dires de l'auteur.

Né d'un poème prononcé à Rome à l'occasion d'un mariage haut en couleurs, Nouba alterne allègrement dialogues et monologues en un tourbillon de paroles et de questions. Mais ici, nul cataclysme ne vient surprendre les noceurs, pas davantage de vrombissements de mouches, de bourdonnements d'abeilles, de bruit de feuilles ou de trilles. Dans ce livre-ci, le lecteur nage en plein cœur (en plein chœur si l'on préfère) d'une fête mémorable, d'une orgie du verbe qui chante la fusion du féminin et du masculin, et l'union des espèces, des langues et des cultures.

La convivialité, l'amour d'être ensemble en vie et dans le cycle de la vie, est au centre de ce long texte qui se déploie sur six colonnes dans une remarquable mise en page, respectant à merveille le manuscrit original. Ce déploiement, nous explique l'auteur dans une courte préface, a été quasiment immédiat «car chaque énoncé en appelait un autre, chaque contrepoint un autre contrepoint. La parole appelait la parole dans une course effrénée d'une quarantaine de pages format A2.»

Et Nouba parvient à être, à tout instant, dans chaque phrase, dans chaque apostrophe, une fête de tous les sens, un surenchérissement (je vois, je sens, j'entends) de l'union, de l'étreinte et du don. Tour à tour, des voix se succèdent, se superposent, pour porter toast après toast à tout ce qui participe aux bonheurs de la vie à venir : «aux ongles ébréchés du petit garçon», «à la femme qui se donne à l'homme, à l'homme qui se donne à la femme, à l'enfant qui s'adonne au temps», «à l'ours, à la poupée, aux rubans de couleurs».

À la lecture panoramique de ce texte, on cesse de se poser la question de savoir s'il s'agit d'un genre littéraire ou d'un autre. L'œil, délicieusement, coule de gauche à droite, s'égare, dérive, se ravise, reprend de droite à gauche, déguste cette coulée de matière poétique en fusion.

Ainsi, «le petit garçon montre ses stigmates de fakir et la petite fille ses brûlures de sorcière, elle lui prend la main, son père lui a pris la main, il lui prend la main, sa mère lui a pris la main, elle le mène parmi les étoiles, il la mène parmi les étoiles». Et les confidences de fuser : «N'écoutez pas la petite fille, elle ne voit rien dans la nuit noire.»

Dans la dernière colonne de chaque page impaire, non paginée comme il se doit, puisque l'espace de la lecture en est ainsi élargi, un vertige de questions rappelle un autre texte lancinant, de 2002 aussi, Est, repris dans le livre Aux prises avec la vie, aux éditions Le Fram. On rencontre, dans Nouba, une saine apologie de la sexualité en même temps qu'une harmonie rabelaisienne qui ne s'essouffle jamais. Le lecteur est placé au cœur du brouhaha d'une fête démesurée, et en saisit des bribes joyeuses proférées par les uns et les autres… Eugène Savitzkaya a composé une partition polyphonique, poétique, truculente, d'une drôlerie pleine de vigueur.

L'auteur précise : «Pas de personnages, pas de psychologie, pas d'ego, pas d'êtres, juste des voix énonçant des contre principes, des contrevérités, joutant pour rien, jouant de tout, épuisant les paradigmes dans l'à-peu-près, la nuance nuancée, la répétition forcenée. Ça broute comme il est dit d'un moteur, ça râpe, ça crisse, ça couine.»

C'est aussi à cause de ce parti pris, de ce refus de théoriser que Savitzkaya nous touche et nous émeut. Son livre, beau sur le plan de la réalisation éditoriale, est accompagné d'un CD. Cette présence n'amène en général que peu de valeur ajoutée à un livre. Dans ce cas-ci, il s'agit au contraire d'une belle surprise : cette polyphonie que l'on pressent si fort à la lecture du texte, la voici jouée et interprétée. Et l'on se dit que cette œuvre est bel et bien avant tout une partition au service de la voix, tant va paraître indispensable et évidente l'audition du disque qui l'accompagne. C'est la Bruxelloise Marie André qui est l'initiatrice de ce projet. Elle a réalisé la mise en voix de Nouba avec plusieurs amis d'Eugène Savitzkaya dont aucun n'est comédien. Dans le concert des voix, on retrouve des poètes proches (Jacques Izoard, Serge Czapla, le propre frère de l'auteur) ainsi que des plasticiens (Halinka Jakubowska, Aniceto Exposito-Lopez). Et cet enregistrement illustre à merveille la dimension de l'œuvre, en nous entraînant dans un dédale sonore que la lecture solitaire nous permettait tout juste d'entrevoir. Un seul regret concernant cet enregistrement : comme on aurait aimé entendre Savitzkaya mêler sa voix à celles de ses amis!

Lisez vite Nouba, et faisons la fête à cette belle réussite d'un de nos auteurs qui depuis trente cinq ans, continue de surprendre, d'agir, de faire à son idée, de déplaire à certains, bref d'exister à temps plein.