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Critiques de livres


Olivier SMOLDERS
La part de l'ombre
Les Impressions nouvelles
2005
187 p.

Filmer l’infilmable

Alors qu'il vient de terminer son premier long métrage, Nuit noire, Olivier Smolders réunit dans La part de l'ombre les textes, sy­nopsis et notes de travail de quelques-uns de ses dix films, enrichis de com­mentaires qui en éclairent le contexte ou en prolongent la réflexion. Il n'est pas donné à tous les créateurs de parler de leur travail à la juste distance. Ici, le regard rétrospectif sur vingt ans de ci­néma, que la lucidité et l'humour pince-sans-rire de l'auteur préservent de toute autocomplaisance, s'articule à un questionnement constamment aux aguets sur sa pratique de cinéaste, sur ce qu'engage l'acte de filmer, et ce qu'im­plique en retour notre rapport ambigu aux images.

Ecrivain et cinéaste, Smolders s'est par­fois vu reprocher de pratiquer un ci­néma littéraire — sans doute parce qu'il prenait la littérature au sérieux. Il s'en explique dans l'avant-propos où il redit son peu d'appétence pour la convention romanesque et le réalisme psycholo­gique. De la littérature, le cinéma re­tient à ses yeux la part la plus négli­geable et la plus anecdotique, la plus extérieure en somme à son pouvoir se­cret. Si sa méfiance de principe pour les adaptations ne l'empêcha pas de signer, avec Point de fuite, une transposition impeccable d'une nouvelle de Mariën, Smolders envisage plutôt les rapports de l'image et du texte sur le mode de la rupture, de la tension ou du collage. Ainsi a-t-il pu, dans ces films siamois que sont Ravissement et La philosophie dans le boudoir, faire dialoguer les mêmes plans ici avec des fragments de Thérèse d'Avila, là avec des extraits du roman de Sade. Cette tension parcourt toute l'œuvre d'un cinéaste qui marie volontiers la chaleur et le gel et avoue n'avoir jamais résolu le paradoxe qui lui fait préconiser un art quasi janséniste de la retenue au moment même où son goût le porte vers la surenchère du kitsch et du mauvais goût, deux esthé­tiques qui lui semblent également justes dans leurs excès.

Au fil du livre, chaque film est l'occa­sion de circonvenir d'une plume élé­gante et précise une question de cinéma. Sur l'émotion suscitée par un visage de femme ou  le grain de l'image, les limites de l'esthétique documentaire, le malen­tendu fondamental (et foncièrement co­mique) qui scelle la relation du cinéaste à son public, ou encore les ruses dé­ployées pour retourner à son avantage les contraintes de financement qui pè­sent sur le cinéma indépendant, Smol­ders écrit des pages tantôt sérieuses et tantôt fort drôles, mais toujours douées de pénétration. Le texte considérable ment enrichi de Mort à Vignole nous vaut une belle méditation sur le deuil et les images familiales comme support de la mémoire affective qui nous lie à nos proches, vivants ou disparus. Au pas­sage, Smolders regrette que la générali­sation des caméras vidéo, dont le faible coût et la facilité d'usage conduisent à engranger des kilomètres d'images qu'on ne se donne même plus la peine de visionner, ait fait disparaître la magie qui entourait le rituel de la projection de films de famille en 8 mm et Super-8. À propos de L'amateur, il s'interroge sur la violence symbolique que constitue l'acte de filmer et, au fond, le simple exercice du regard (même amoureux). Filmer un corps, un visage, c'est opérer une manière de rapt. Cette question est au cœur du cinéma de Smolders. L'ima­ge y est un lieu d'émerveillement et de terreur, et l'acte de filmer n'y a de sens que s'il se mesure, avec un plaisir mêlé d'effroi, aux limites du représentable : la nudité, la violence, le cannibalisme, la maladie mentale, la sexualité, la mort. Cependant, si le cinéma de Smolders est un théâtre de la transgression, c'est moins par le choix des sujets que par la manière inconfortable de les mettre en scène. Il s'agit, notamment par le re­cours à la frontalité et aux regards ca­méra, de bousculer l'impunité du spec­tateur — lequel, pris soudain à témoin de ce qu'il regarde, devient regardé à son tour —, pour susciter en lui un trouble qui ne doive rien aux standards d'émotion.

Le livre se termine par le journal de bord de Nuit noire, qui entremêle con­sidérations entomologiques (le héros du film partage avec l'auteur la passion des insectes, « beaux et effrayants comme la nature même »), souvenirs d'enfance, aphorismes et impressions de tournage, sans rompre le fil d'une pensée qu'on a plaisir à suivre en ses détours. Aussi bien, le lecteur qui ne connaîtrait rien au cinéma de Smolders prendra à La part de l'ombre autant d'intérêt que le spectateur qui a ses films en mémoire : « Les plus beaux films sont ceux qu'on imagine sans les avoir jamais vus », et les très belles photographies mises en re­gard des textes, au fort pouvoir évocateur, concourent au sentiment d'une in­timité partagée avec l'univers d'un créateur.

Thierry Horguelin