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Critiques de livres


Jean-Louis DUFAYS
Stéréotype et lecture
Liège
Mardaga
« Philosophie et langage »
1994
375 p.

Heureux les stéréotypes

Qui d'entre nous n'a jamais, d'une manière complaisante, affirmé un mépris bien naturel pour les formules rebattues du langage, pour les conversations météorologiques ou les figures rhétoriques usées jusqu'à l'os ? Ne prenons-nous pas plus volontiers le parti de la belle trouvaille, de la tournure nouvelle, que des stéréotypes qui ne nous semblent révéler que la banalité de leur émetteur ?

Et pourtant, depuis l'Antiquité et jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, sous l'empire in­contesté de la rhétorique et de la tradition, les stéréotypes ont été les outils naturels de la production et de la réception esthétiques. En tant que formules figées rendues légi­times par l'usage, ils étaient alors les instru­ments parfaits pour conformer les produc­tions culturelles aux modèles établis. Ce sont les romantiques qui, les premiers, jetèrent le discrédit sur les poncifs et clichés de la langue. La modernité s'ouvrait sur l'exil des éléments pétrifiés du discours, à cause précisément de cette pétrification qui jusqu'alors était gage d'immortalité. Les deux siècles qui ont suivi n'ont fait qu'amplifier cette tendance. Après avoir at­taqué la pauvreté formelle des stéréotypes, on s'en prendra au caractère mensonger de leur contenu, complice de systèmes idéolo­giques contestables. Enfin, dans les années soixante, c'est leur univocité qui sera déplo­rée, considérée comme un obstacle irréduc­tible à la diversification des sens et des codes. La modernité aura ainsi relégué le stéréotype au rang de plate banalité, au point que son usage soit honni de la classe intellectuelle, qui voit en lui le signe de la soumission culturelle et intellectuelle.

Dans Stéréotype et lecture, Jean-Louis Dufays, assistant et chercheur à l'Université ca­tholique de Louvain, rend ses lettres de no­blesse au concept de stéréotype en montrant le rôle capital que celui-ci joue dans la lec­ture, et, d'une manière générale, dans toute communication. En effet, cette association figée de deux éléments, n'est-elle pas le fon­dement de tout code, et, partant, le levier de toute communication ? Sans stéréotype, point de règle, point de code. Par consé­quent, lire un texte c'est en bonne partie manipuler des stéréotypes. Déchiffrer, com­prendre et interpréter un texte ne peut se faire sans prendre appui sur du connu, sans que des codes préexistants ne soient activés. Grâce à ce concept, Jean-Louis Dufays éclaire d'un jour nouveau une série de pro­blèmes actuels. Celui des processus présents dans l'acte de lecture, en premier lieu. Depuis le déchiffrement, jusqu'à l'interpré­tation du texte, le lecteur manipule des sté­réotypes : des locutions traditionnelles, des images figées, des conventions de genre, des signes culturels et bien d'autres. Jean-Louis Dufays montre, à travers une synthèse qui dresse le bilan de quinze années de re­cherche en linguistique, en sémiotique, en psychologie et en sociologie au sujet de la lecture, la cohérence que les stéréotypes ap­portent, étape par étape, à l'élaboration du sens.

Mais le concept permet également d'abor­der sous un autre angle le problème de la spécificité de la lecture littéraire, au sein de l'ensemble des lectures. Cette spécificité viendrait également de l'attitude que le lec­teur adopte par rapport aux stéréotypes et aux innovations du texte. La lecture litté­raire serait celle qui effectue un va-et-vient permanent entre le sens premier et le sens second des stéréotypes, jouant à la fois avec leur transparence et leur opacité pour en ex­traire un sens optimal. Enfin, l'histoire littéraire elle aussi est revisitée par Jean-Louis Dufays, qui œuvre à montrer que l'un des éléments pertinents pour distinguer le démarrage de la moder­nité et celui de la postmodernité est à nou­veau le rapport à la stéréotypie. Là où la modernité combat le stéréotype, les post­modernes l'apprivoisent sans pour autant lui rendre le trône sur lequel le classicisme l'avait assis.

Le stéréotype est bien plus qu'un indigne objet linguistique et stylistique, son étude se révèle ici surprenante, autant par le point de vue neuf qu'elle apporte à de multiples débats contemporains de la théorie littéraire que par la richesse de ses propositions.

Nicolas Ancion