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Critiques de livres


Jean-Louis LIPPERT
Tango tabou de l'Ombu
Editions Luce Wilquin
2002
217 p.

Un roman sans limite

Quel écrivain belge est capable de publier un livre intitulé Tango tabou de l'Ombu, de le sous-titrer non pas « roman » mais « tohu-bohu » et de le pré­senter, lors d'une lecture publique, comme un « prospectus pour la constellation des Pléiades », avant d'expliquer qu'il s'agit du cinquième tome d'une trilogie qui en comp­tera sept ? Jean-Louis Lippert et personne d'autre. Inutile de lui dire qu'il en fait trop : Lippert ne changera plus et le feu qui l'anime ne cessera de brûler qu'avec sa vie même. Voilà un écrivain à prendre tel quel ou à laisser. Pour lire Lippert, il faut accepter de se laisser faire, ne rien attendre, éviter de chercher à tout comprendre et surtout ne pas se demander où diable il nous mène. Il s'agit d'une expérience difficile, inconfortable, im­possible presque, mais unique en son genre. Une des particularités de Tango tabou de l'Ombu, c'est que le récit semble toujours être en train de commencer : chaque phrase ressemble à un incipit. La narration a en tout cas plusieurs ancrages. Car la voix que l'on entend est tour à tour celle d'un arbre de Patagonie (l'ombu du titre), d'un aède grec so­liloquant dans un café de Bruxelles la veille de sa mort, d'un homme assis dans un avion volant vers l'Amérique latine, de la statue de Denis Diderot ayant retrouvé la vie, d'une Indienne blonde et d'un narrateur absent parlant des uns et des autres à la troisième personne. Parfois, le changement de perspec­tive est indiqué par le passage du romain à l'italique, mais, dans certains paragraphes, il est tout à fait impossible de savoir qui parle : c'est surtout vrai pour les voix de l'ombu et de l'aède, qui sont intimement liées. La part du récit consacrée à Diderot est, par contre, plus claire : le philosophe y fait la conversation avec Philippe Sollers, rencontré par ha­sard à une terrasse de café. Cependant, le brouillage entre les voix nar­ratives se double d'une confusion entre la réalité et le récit, entre l'auteur et les person­nages. Ceux-ci se rendent en effet compte de leur état. Ils savent qu'ils sont dans un roman : ainsi Diderot a-t-il « trouvé piquant d'être convié par l'aède à prêter son jeu dans une fiction du nouveau millénaire ». Or, l'aède en question n'est autre, semble-t-il, qu'Anatole Atlas, pseudonyme de Jean-Louis Lippert, de sorte qu'il est possible de penser que tous les personnages sont des doubles de l'écrivain. Même Diderot est ici un alter ego : « Passant à l'instant du rôle de personnage à celui d'écrivain, Denis prit la liberté de faire surgir une calèche de son siècle », peut-on lire, ainsi que : « l'auteur de ce roman, qui n'est plus un aède mais Dide­rot lui-même »... Puisque les personnages et l'auteur ne font qu'un, le texte peut se com­menter lui-même, quelle que soit la voie narrative qu'il emprunte. Et il ne s'en prive pas : « ceci n'est pas un roman » ; « jamais mon désir d'écrire un vrai roman n'avait été aussi violent » ; « je plantais là tout mon récit, j'abandonnais des écritures vouées à ne rencontrer aucun lecteur »... D'autres brouillages encore sont à l'œuvre dans Tango tabou de l'Ombu : brouillage temporel (l'action se passe simultanément au XVIIIe, au XIXe, en 1922, en 1994 et en 2001), brouillage syntaxique (le texte con­tient des phrases incomplètes, comme par exemple la question : « Est-il vrai que la firme Panoptic ? »), confusion entre le rêve et la réalité, entre la vie et la mort, référen­ces cryptées aux romans précédents (d'où sont issus nombre de personnages), collages, citations, digressions, passages abrupts d'un sujet à un autre... Tango tabou de l'Ombu est le roman de l'absence de frontière, tant dans sa forme que dans son propos. On l'aura compris, l'entreprise de Jean-Louis Lippert est extrêmement ambitieuse. On pourrait lui reprocher ça et là certaines lourdeurs. Et regretter que cette ambition, non contente de s'exprimer de façon formelle par la déconstruction romanesque, se veuille po­litico-philosophique : la critique que Jean-Louis Lippert adresse à la société contempo­raine est tellement générale qu'elle paraît souvent inutile. Mais il s'agit peut-être d'un problème de perspective et sans doute l'écri­vain parle-t-il de lui-même quand il dit que Diderot « s'en remettait pour juger de son œuvre aux siècles à venir, avouait avoir perçu de son vivant quelques sons d'un concert lointain qui accueillerait son travail dans les temps futurs. N'avait-il pas éprouvé les couacs du concert immédiat, l'incompétence générale et le reproche d'extravagance ? »

Laurent Demoulin