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Critiques de livres

Jean-Philippe Toussaint
La Mélancolie de Zidane
Paris
Éd. de Minuit
2006
17 p.

Extension du domaine de la littérature
par Laurent Demoulin
Le Carnet et les Instants n° 146

Le livre dont je vais vous entretenir ici ne compte que dix-sept petites pages et son sujet est à priori très peu littéraire, puisqu'il y est question de la finale de la dernière coupe du monde de football. Et pourtant se serrent en ce bref récit des allusions à la peinture flamande, à la philosophie grecque, à l'histoire du football. Des citations de Starobinski, Freud et Bachelard et des pastiches de Nietzsche ou de Nerval se glissent au sein de phrases somptueusement équilibrées.

Quel est le but de Toussaint en publiant cette plaquette? S'agit-il de cette ironie particulière, auquel il nous a habitués dès La Salle de bain et qui consiste à parler sur un ton trop solennel de réalités prosaïques? Oui, sans doute, on sourit de temps en temps. Mais l'on ne fait pas que sourire. Faut-il y voir, alors, une démonstration d'habileté formelle, d'autant plus éblouissante qu'elle se réalise à propos d'un événement dont on a tout dit et dont se sont emparés les journaux de la planète les moins légitimes culturellement? Peut-être aussi, pourquoi pas. Mais pas seulement. Toussaint rend-il alors hommage, vraiment, au premier degré, à un joueur de foot qu'il admire sincèrement? Met-il au service de la gloire de Zidane le meilleur de son style comme Chrétien de Troyes le fit au profit de Marie de Champagne et Racine de Louis XIV? C'est possible, oui : la très brève notice accompagnant le livre nous assure que Toussaint était bel et bien présent dans le public le jour de la fameuse finale. Et pourtant ce petit livre n'a rien d'une hagiographie.

Ironie, démonstration de littérature, hommage sérieux : ces dix-sept pages sont tout cela à la fois, contradictoirement, en jouant sur plusieurs tableaux. Mais elles constituent aussi et surtout, une espèce d'appropriation, une extension du domaine de la littérature : ce n'est pas tant, tout compte fait, à un éloge de Zidane, le milliardaire du ballon rond, que le romancier s'adonne, mais à la transformation d'un personnage médiatique en personnage littéraire : le penalty initial est une «citation», le fâcheux coup de boule est un «geste de calligraphie» qualifié de «romanesque». Bien plus : Zidane devient un héros typique de Toussaint. Deux citations de La salle de bain, explicitement insérées dans le texte, s'appliquent en effet au footballeur. Et, la dernière page, en transformant le paradoxe de Zénon en «paradoxe de Zidane», fait allusion, de façon presque subliminale, au même roman.

La littérature boxe donc ici avec le sport et ce combat n'était pas gagné d'avance. En général, les romans consacrés au sport, qu'ils dénoncent celui-ci ou qu'ils veuillent s'emparer de sa puissance de fascination, sont de cuisants échecs. Pourquoi? Parce qu'ils ne rendent compte que d'un seul de ses aspects. Le spectacle sportif, qui occupe une place toujours plus importante dans nos sociétés, est en effet une réalité ambiguë et riche, qui suscite quotidiennement des commentaires de différents types : militaire, médical, technologique, culturel, littéraire, moral, psychologique et sentimental. Le sport est inhumain et humain, animal et désormais dominé par la science, moralisateur et tout à fait immoral, exacerbant le nationalisme tout en créant une communauté mondiale, élitiste et égalitaire, promettant la gloire et la déchéance, jouant sur la force, la ruse, la souplesse et le caractère, haletant et, en même temps, profondément ennuyeux. On attend impatiemment que cela commence, on se réjouit que cela finisse (surtout si notre favori est en train de gagner) : cela s'achève et l'on est triste ou content durant une seconde, puis l'on se sent vide et vain comme après un coït sans amour. Par son ambiguïté même, le bref texte de Toussaint a raison de tout cela : c'est la littérature qui a le dernier mot. Et cela est juste. Car les vedettes, après deux générations de spectateurs, se réduisent à des noms propres un peu flous, entretenus de façon fétichiste par des historiens télévisuels. Mais, hormis quelques extraits toujours pareils, les grandes compétitions du passé jamais ne sont rediffusées. Viendra le temps où le nom de Zidane signifiera quelque chose de vague, Fontaine, par exemple, Kopa, Piantoni ou, qui sait, Mimoun. Mais subsistera le bref et mélancolique héros de Jean-Philippe Toussaint.