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Critiques de livres


Jean-Marie PIEMME
Tribulations d'un homme mouillé
Editions Labor
2002
143 p.

Fil rouge, fil noir

Cela commence avec une photo déro­bée, cela finit par un manuscrit re­trouvé. La photo montre Bartali et Coppi, le « cul bénit » et l'homme du peu­ple, les rivaux que tout opposait, sur le vélo comme dans la vie. Un jour, de grand ma­tin, dans un bar proche de la gare du Midi, un homme inconnu la montre à Max, le narrateur. Le temps pour celui-ci de se reti­rer aux toilettes, l'homme vient de se faire assassiner. Sur une impulsion, Max emporte le journal qu'il tient entre les mains et y substitue la gazette du jour. Sans le savoir, il vient de mettre le doigt dans une affaire qui va lui valoir quelques tracasseries. Quant au manuscrit, il s'agit de trois feuillets contenant des notes du grand cinéaste russe Eisenstein, à l'occasion d'une conférence pro­noncée au cours des années 30 à « Seraing-la-Rouge », ainsi qu'il la nomme dans ses mé­moires. Ils se trouvent en la possession de Victor T., un vieux militant communiste qui l'a aidé à préparer sa conférence. Poussé par une intuition obscure, Max, qui par ailleurs fait commerce de livres anciens, se sent in­vesti d'une mission : retrouver le document, et ainsi devenir un « passeur », l'un de ceux qui tentent de jeter un pont par-delà les époques : « Peut-être n'ai-je été mis sur terre que pour ça : pour transmettre la conférence de Seraing aux générations futures. » A force d'obstination, il parviendra à ses fins, au terme d'une série de rencontres et de hasards. Mais il lui faudra bien vite dé­chanter : du « maître », le manuscrit ne contient que quelques banalités, de surcroît raturées par les commentaires enthousiastes et intempestifs de Victor T. Déception du sens. Désillusion de l'histoire. Effacement d'un monde dont le souvenir n'en finit pas de nous hanter. On retrouve là un thème central de l'œuvre théâtrale de Jean-Marie Piemme, de 1953 à Café des patriotes. Que reste-t-il d'un glorieux passé de luttes, de la croyance en l'avènement d'un monde meilleur ? Comme le dit, à la fin du récit, le vieux militant désabusé : « II y a des mo­ments où les temps sont immenses, monsieur, ils jettent leurs filets loin devant, et des temps où ils sont tout petits. Je suis né dans la gran­deur, je pars dans l'insignifiance. » Autour de ce fil rouge rompu, qu'aucune main ne semble plus en mesure de renouer, vient s'entortiller le fil noir du présent — les fils noirs, vaudrait-il mieux dire, tant est inextricable le réseau de médiocrité et d'in­justice qu'ils tissent autour de nos exis­tences. C'est l'autre face de ce récit, son versant satirique, à l'ironie mordante, jouissive, excessive. Piemme y règle ses comptes avec l'époque : les « affaires », l'incompé­tence des politiques et des magistrats, les ra­vages de la xénophobie, la famille royale et le catholicisme, le dopage, les flics, l'incul­ture des ados, tout y passe. La Belgique en prend pour son grade, Bruxelles en particu­lier (car, on a oublié de le dire, les « tribulations » du narrateur se circonscrivent, pour l'essentiel, entre l'Atomium et le palais de Justice). On y tire à vue, sans sommation, et tant pis pour les balles perdues. Dans sa rage — ô combien compréhensible — à pourfendre la vulgarité et la bêtise, l'auteur se fait parfois moraliste, et la digression prend alors le pas sur la narration. On ne s'étonnera guère qu'il ne fasse pas dans la dentelle, ce n'est pas le genre de la maison. Ici, c'est du cousu main, du taillé en pleine étoffe. Il arrive que ça gratte, qu'on y sente les coutures, qu'on aperçoive un peu trop la main qui tient l'aiguille. D'où quelques lourdeurs, que viennent compenser des scènes très enlevées, d'une salutaire et souvent cocasse férocité. Ou au contraire pleines de fraîcheur et de tendresse, comme celles qu'illumine la présence de Laïla, la jeune serveuse arabe, sensuelle et rebelle, qui vient compléter la galerie déjà nombreuse de ces personnages de femmes indépendantes que Piemme affectionne — les Eva, les Léa, les Gloria, les Malika, les Anna... Et puis restent aussi, survivances d'un passé qui nous laisse irrémédiablement orphelins, ces figures attachantes, brisées dans leur esprit, souvent dans leur chair : Roger, le vieux boxeur anar, qui traîne sa grande carcasse presque infirme ; l'ouvrier au bras coupé et à la dignité blessée, venu vendre à Max la photo de Victor T. ; Yvonne, la « vraie mère » du narrateur, à la générosité sans faille ; Victor T. lui-même, enfin, dont on ne peut voir s'éloi­gner la fière silhouette sans en éprouver une puissante et poignante nostalgie.

Daniel Arnaut