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Critiques de livres


Jean Marc Turine
Foudrol
Noville-sur-Mehaigne
Esperluète éditions
2005
205 pages
avec des noirs de Bernard Villers

L'imprononçable
par Daniel Arnaut
Le Carnet et les Instants n° 142

On n'en a jamais fini avec l'horreur de la guerre. Le roman de Jean Marc Turine, Foudrol, nous replonge dans celle de 1914-1918. Celle des tranchées, du froid, de la faim, de la trouille au ventre, avec l'ennemi à portée de fusil. Celle des corps déchiquetés et des «gueules cassées». Georges Parment est un jeune docteur en médecine pris dans la tourmente. Une tâche dont il s'acquitte avec un zèle et une efficacité exemplaires, soignant les blessés lorsque c'est encore possible, les aidant à mourir quand il ne peut plus rien pour eux. Jusqu'au jour où quelque chose cède en lui et où, face à l'insoutenable quotidien, il rejette en bloc les valeurs qu'on lui a inculquées : obéissance, patriotisme, religion. Il insulte un gradé, refuse de se rétracter. Il est emprisonné, jugé, interné. Une fois libre, sa vie ne sera plus qu'une longue dérive, entre alcool, errances et séjours en hôpitaux psychiatriques : «Depuis sa sortie des charniers, il survivait dans l'instant, ne prévoyant rien, ce qui lui advenait lui convenait.»

Désormais, une seule chose importe encore à ses yeux : retrouver les parents des soldats morts entre ses bras, non pas héros mais victimes d'une guerre absurde, et leur remettre une lettre ou un objet laissés par le défunt, leur rapporter ses derniers instants, ses dernières paroles. Ses recherches l'emmènent dans de longs périples loin de sa famille, qu'il réintègre quelque temps avant de partir de nouveau, laissant à sa femme Joséphine le soin d'assurer la subsistance des siens. Georges Parment, lui, est devenu étranger à tout, à l'exception des jeunes morts de la guerre, ceux qu'il nomme «ses enfants». Et aussi de Joseph, son fils un peu demeuré, retranché comme lui dans un exil intérieur, lié à lui par un attachement viscéral ; le seul en qui il se reconnaisse, le seul qui, avec sa jumelle Marguerite, cherche à le comprendre et à le défendre, dans une quête douloureuse pour répondre à cette lancinante question : «Pourquoi as-tu été tué, papa?»

Deux transformations spectaculaires marquent le passage de Georges Parment dans cette survie qui, de la fin de la Première Guerre mondiale à 1946, date de sa mort, va lui tenir lieu d'existence : ses cheveux blanchissent en quelques jours, et il change de nom – il s'appellera désormais Ge Foudrol. L'apocope de «Ge», ce prénom castré, littéralement imprononçable, renvoie à l'indicible de la guerre(1), tandis que le redoublement du patronyme, en même temps qu'il évoque la foudre, le feu qui lui a brûlé le cerveau, traduit le ressassement de la démence où il sombre pendant de longues périodes («Voyageant dans son exil intérieur, il se vivait dans la répétition des événements anciens»). Les cheveux blancs rappellent le voile blanc qui, chez Foudrol comme chez son fils, vient recouvrir leurs yeux, ce voile blanc déchiré qui, dit un jour Joseph à sa sœur, «pleure des larmes de sang».

Joseph, l'«enfant-à-la-tête-morte», est l'un des personnages les plus fascinants du livre. De constitution frêle, il possède une main gauche à la force surhumaine, dont seul son père est capable de relâcher l'étreinte, en lui caressant doucement l'autre main. Alors qu'il vient d'assister à la mort de ce dernier, Joseph entre dans la maison tenant fermement l'aviron de sa barque, tel un prolongement de son corps, une excroissance inanimée, une prothèse destinée à compenser symboliquement les membres manquants des jeunes mutilés du front. Il y a du García Márquez dans ces événements prodigieux, dans ces personnages dont tout à coup la vie bascule, et qui se mettent à vivre, avec une intensité hors du commun, dans une seule dimension d'eux-mêmes. Mais aussi dans la façon de construire le récit en sautant constamment d'une époque à l'autre, ou dans l'emploi d'une forme volontiers baroque. À cette différence près que le style envoûtant et enveloppant du romancier sud-américain fait place ici à une langue tantôt simple et sèche, tantôt torturée, désarticulée, hérissée çà et là de solides néologismes, n'hésitant pas à malmener la concordance des temps : manière, pour l'auteur, de nous donner un équivalent sensible de l'atrocité irreprésentable de la guerre, et des fractures qu'elle inscrit au plus profond des êtres.

1. «Ge», c'est aussi le mot grec pour désigner la terre – une terre qui ici n'a plus rien de nourricier, qui n'est plus qu'un charnier gorgé de sang, une étendue morte, rendue stérile par la folie des hommes.